Revoir la Normandie de Simenon: la Marie du Port-en-Bessin

En cette fin de moi d’août, je profite de l’invitation de la mairie de Deauvile à l’inauguration d’une plaque commémorant le séjour de mon père dans cette ville en 1931 pour visiter les différentes villes normandes où il a séjourné.

21 et 22 août: Port-en-Bessin, et pour m’accompagner, La France de Simenon en images de Michel Lemoine et Claude Menguy, dont je cite ci-dessous (en noir) plusieurs extraits concernant cette ville.

Après m’être réveillé à 4 heures du matin pour attraper le premier avion pour Paris et rencontrer à la suite trois producteurs intéressés par une nouvelle série Maigret pour la télé, je suis enfin, à 17h00 très exactement, en vacances. Après 280 kilomètres en voiture de location, je me retrouve à l’hôtel Ibis sur le quai professionnel du port, en face de la criée, dans une forte odeur de poisson qui me dépayse immédiatement, et finit de me convaincre que je suis réellement en vacances. Après un dîner rapide à La Fleur de Sel, et un profond sommeil bercé par les cris des mouettes et des goélands, je me lève à l’aube pour commencer mes « repérages ».

 


Afficher Normandie sur une carte plus grande

 

L’entrée du port

De 1936 à 1938, Simenon partage  son temps entre Neuilly et Porquerolles, ce qui n’empêche pas d’autres séjours, par exemple à Igls, dans le Tyrol autrichien, durant l’hiver 1936-1937, ou un voyage en Italie en août et septembre 1937. La Normandie conserve pourtant ses faveurs puisque nous le retrouvons en octobre 1937 à Port-en-Bessin où il s’installe à l’hôtel de l’Europe. Il y écrit La Marie du port, un roman dont l’action se situe notamment à Port-en-Bessin même.

Hôtel de l'Europe, quai Félix Faure

Hôtel de l’Europe, quai Félix Faure

Port-en-Bessin: Quai Félix Faure

Emplacement aujourd’hui de l’hôtel de l’Europe. © John Simenon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Modeste établissement, l’hôtel de l’Europe se trouve à gauche, au premier plan de la carte de gauche datant de 1936. De sa fenêtre donnant sur le chenal, Simenon pouvait donc assister aux manœuvres du pont tournant, au départ et à l’arrivée des bateaux de pêche, de sorte que certaines scènes de La Marie du port ont véritablement été croquées sur le vif.

« Un bateau rentrait, avec les pulsations rapides de son moteur qui battait comme un cœur essoufflé. Il se soulevait, lui aussi, dans l’étroit chenal, et on put croire un instant qu’il allait heurter le musoir. L’instant d’après, il était dans l’eau morte de l’avant-port, donnait un coup de sirène, un tout petit coup, comme pour ne pas réveiller la ville, et on entendit l’homme du pont tournant qui s’accrochait à sa manivelle ».

La Marie du port

Ce quartier de l’entrée du port a été détruit en 1944 lors des combats de la Libération. Quant à celui qui se trouve à l’arrière-plan, étagé sur la colline, il reçoit cette caractérisation :

« Les carrioles aux hautes roues et à la capote brune étaient là, près du pont tournant, car la rue où habitaient les Le Flem était trop étroite et trop en pente. C’était tout de suite après le pont. Il y avait une dizaine de maisons, les unes au-dessus des autres plutôt que les unes à côté des autres. Les pavés étaient inégaux, un ruisseau d’eau de lessive y courait toujours, des pantalons et des vareuses de marins séchaient d’un bout de l’année à l’autre sur des fils de fer. Au-dessus de la rue, on arrivait hors de la ville, dans les prés à perte de vue, avec la mer à pic à ses pieds ».

La Marie du port

Hôtel de l'Europe et café du Grand Quai, Quai Felix Faure

Hôtel de l’Europe et café du Grand Quai, Quai Felix Faure

Port-en-Bessin: Quai Félix Faure

Quai Félix Faure. © John Simenon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Décidément, l’hôtel de l’Europe, tenu jadis par Adrien Maire, n’apparaît jamais entièrement sur nos cartes postales. Vu sous un tout autre angle, il est ici au premier plan à droite de la carte de gauche, cette perspective différente permet de suivre le côté opposé du chenal, celui qui conduit aux bassins. La créperie pizzéria du Pécheur occupe aujoud’hui l’ancien emplacement de l’hôtel.

 

Le café de la Marine

L’héroïne du roman, Marie Le Flem, est serveuse au café de la Marine.

« Cela commençait à ressembler à un rite. Vers onze heures, onze heures et demie, il [Henri Chatelard] arrivait à Port-en-Bessin que, maintenant, il appelait simplement Port, à la façon des gens du pays. Il connaissait l’heure des marées, savait s’il trouverait les bateaux plantés dans la vase ou déjà à flot sur l’eau moirée de mazout. Il reconnaissait le sien, la Jeanne, juste en face de chez Jacquin, le mécanicien de marine, et il y avait toujours du monde sur le pont. Mais il ne s’arrêtait pas encore. Il n’abandonnait sa voiture qu’à la porte du Café de la Marine où il entrait en coup de vent, sans refermer la porte, ce que le patron avait remarqué.
— Salut ! […] La Marie n’est pas ici ?
— Elle fait les chambres… »

La Marie du port

Quai Félix Faure

Quai Félix Faure

Port-en-Bessin: La Marie du Port, quai Félix Faure

Quai Félix Faure. © John Simenon

 

 

 

 

 

 

 

 

Le café de la Marine transpose celui qui s’appelait à l’époque café du Grand Quai, dont l’enseigne est lisible au centre de la deuxième carte illustrant la séquence précédente. Il figure aussi au centre de celle de gauche ici : il occupe la partie gauche de l’immeuble à deux étages. Dans le fond, à l’entrée du chenal, on peut aussi apercevoir l’hôtel de l’Europe où Simenon écrivit son roman.

« Le chenal, à hauteur du pont, était étranglé par les maisons basses de Port-en-Bessin, aux façades grises et aux durs toits d’ardoises. […] L’un après l’autre, les gros dundees en bois passaient à ras du quai, à ras des maisons eût-on dit, pour aller se blottir au fond du bassin ».

La Marie du port

 

Atmosphère nocturne à Port-en-Bessin

Simenon considérait qu’avec La Marie du Port, il avait littérairement franchi un palier, même si Gide ne trouvait pas ce roman « très supérieur à six ou sept autres ». Il faut en tout cas reconnaître que l’ouvrage ne manque pas de qualités. L’extrait suivant nous semble même s’approcher de l’ambition avouée par l’auteur quand il présente son roman dans les pages d’annonces de la Nouvelle Revue Française de novembre 1938 : « Je suis loin d’avoir réalisé, hélas, ma déjà vieille ambition de réintégrer le domaine de la pensée à celui des sensations, de les confondre, de les mêler au point qu’un homme ne soit plus qu’un homme sans qu’on sache s’il pense ou s’il agit ».

« Un air glacé s’exhalait de l’obscurité vivante de la mer. Marcel grelottait, de froid mais plus encore de colère, d’impatience. Il avait la fièvre. Il parlait tout seul, sans cesser de s’hypnotiser sur ces trois rectangles clairs qui, de l’autre côté de l’étroit chenal, représentaient le Café de la Marine.
— Elle ne viendra pas… Elle n’osera pas venir…
Il s’agissait de la Marie, bien sûr […].
Non seulement elle n’oserait pas à cause de lui, mais encore à cause de l’autre, du Chatelard : elle aurait honte de paraître courir après un gamin !
Voilà ce qu’était la vie ! Et pendant ce temps-là la mer se gonflait, transperçait le jeune homme de son haleine humide qui sentait la vase. Derrière les rideaux crème, des hommes parlaient, buvaient, riaient, des brutes qui voyaient la Marie passer près d’eux, qui entendaient sa voix et qui n’étaient pas émus !
— Elle n’osera pas venir ! Je le savais…
Il y avait un fond de tricherie dans le cas de Marcel, car s’il se répétait avec tant de force qu’elle ne viendrait pas, c’était dans l’espoir d’être détrompé.
— Elle ne viendra pas !
Et le miracle se produisait enfin, le plus naturellement du monde, si naturellement que c’en était déroutant. La porte du café s’ouvrait et se refermait aussitôt tandis que la Marie se profilait sur le seuil. Elle y restait un moment, le temps de mettre son manteau sur sa tête, comme font les filles du pays quand il pleut ».

La Marie du port

La Marie du Port, quai Félix Faure

La Marie du Port, quai Félix Faure

Port-en-Bessin: Quai Félix Faure

La Marie du Port, quai Félix Faure. © John Simenon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plusieurs années séparent cette vue du quai Félix-Faure à gauche ci-dessus de la précédente. Entre-temps a eu lieu en 1949 la sortie du film La Marie du Port, de Marcel Carné, avec Jean Gabin et Nicole Courcel, dont le tournage a partiellement été effectué à Port-en-Bessin. Cet événement a incité le tenancier du café du Grand Quai à ajouter un calicot à son enseigne : « À La Marie du Port ». L’initiative a eu de l’avenir puisque le bar et le restaurant qui ont succédé au café se sont aussi appelés « La Marie du Port ».

6 thoughts on “Revoir la Normandie de Simenon: la Marie du Port-en-Bessin

    1. John Simenon Post author

      Merci. Savez-vous d’où provient cette photo? Votre article sera-t-il disponible sur le net?

      Reply
      1. Any Allard

        Je n’avais pas vu votre réponse au mois de mai, pensant que vous me répondriez plutôt sur mon adresse mail.
        Je voulais cette fois vous joindre une vue du quartier du Pollet à Port en Bessin, au-delà du pont tournant, où votre père fait vivre Marie. Vous n’avez pu voir ce quartier car il a été malheureusement détruit par les Allemands : il gênait la surveillance de la mer.
        Vous trouverez cette vue sur mon blog dans l’article intitulé ” Port en Bessin à travers les cartes postales” et vous pourrez l’utiliser si vous le désirez pour illustrer votre article sur La Marie du Port.
        http://www.anystoire.blogspot.com
        Pour l’anecdote, l’immeuble où se situe la Marie du Port et Fleur de Sel appartient par héritage à mon époux. Impégnée de Port en Bessin, j’ai beaucoup aimé relire le livre de votre père.
        Concernant la vue de l’hôtel de l’Europe je ne peux vous en donner l’origine, l’auteur ne citant pas sa source.
        Pouvez vous me répondre par mail plutôt que sur votre site ?
        Cordialement,
        Any Allard

        Reply
  1. Any Allard

    Dans la rédaction que j’entreprends d’un livre sur Port en Bessin insolite, je suis amenée à parler de la Marie du port.
    Or, je viens de lire dans un livre intitulé “Fauves” publié en 1994 sous la plume de Russel T Clément que “la Marie du Port” aurait remporté le deuxième prix (600 dollars) à la Carnegie compétition de Pittsburgh en 1938, film produit par Robert Aisner et réalisé par Pierre Billon. ???
    Je me suis retrouvée sur cette piste après avoir découvert une photo de Simenon en compagnie de Vlaminck à Port car il devait faire les décors du film.
    Si je m’adresse à vous c’est que je ne trouve aucune autre source parlant d’un film avant Carné.Si vous pouvez m’éclairer…..

    Reply
    1. Any Allard

      J’ai trouvé des articles de journaux sur ce projet de film. Concernant le prix à Pittsburgh j’ai fait une erreur de lecture : c’est Vlaminck qui remporte un prix et non le film.

      Reply
  2. Any ALLARD

    Le livre “Port en Bessin Insolite” vient d’être publié aux Editions Charles Corlet.

    Le dernier chapitre est consacré à votre père et à la Marie du port.
    J’y développe entre autres les circonstances de l’écriture, ce que l’on retrouve de Port en Bessin à travers le roman, le projet avec De Vlaminck d’en faire un film dont le peintre aurai fait les décors et les autres projets auxquels votre père n’adhéra pas.

    Peut-être aurez-vous plaisir à le lire.

    Reply

Leave a Reply to Any ALLARD Cancel reply

Your email address will not be published.