Revoir la Normandie de Simenon: Étretat, Bénouville et Yport

En cette fin de moi d’août, je profite de l’invitation de la mairie de Deauvile à l’inauguration d’une plaque commémorant le séjour de mon père dans cette ville en 1931 pour visiter les différentes villes normandes où il a séjourné.

Samedi 24 août: Étretat, Bénouville et Yport, avec pour m’accompagner, La France de Simenon en images de Michel Lemoine et Claude Menguy, dont je cite ci-dessous (en noir) des extraits concernant ces villes.

 


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Étretat, la Bicoque

Lors de son séjour à Bénouville durant l’été 1935, Simenon découvre Fécamp : « En 1926 [sic ; lire “ 1928 ”], je devais retourner à Fécamp où il m’était déjà arrivé de me rendre en partant de Bénouville et en passant par Yport » (« Sur les traces de Georges Simenon en Normandie »[1]). L’écrivain découvre aussi alors Étretat et ses bains de mer. Septuagénaire, il se souvient d’eux tout en nourrissant quelques regrets à leur égard : « À vingt ans, je me suis baigné à Étretat, alors très à la mode. Un écriteau interdisait de rester en maillot sur les plages de galets. On devait porter une longue sortie de bain et ne la quitter qu’au moment d’entrer à l’eau » (Jour et nuit). Simenon a-t-il aussi découvert dès ce moment une villa de la station balnéaire nommée la Bicoque ? C’est là en tout cas qu’il domicilie Valentine Besson, principale protagoniste d’un de ses romans écrit vingt-quatre ans plus tard à Carmel, cité californienne bien éloignée de la Normandie.

La villa, aujourd’hui appelée ” Haut-Mesnil” a appartenu à Emile-André Lecomte du Nouy, architecte célèbre pour avoir restauré de nombreux monuments en Roumanie. Sa femme, Hermine Oudinot, a écrit des romans qui eurent leur heure de renom. Mais Hermine Lecomte du Nouy est surtout connue pour avoir été l’amie de Guy de Maupassant. Déjà malade et souffrant de la vue Maupssant aimait s’allonger dans l’ombre du jardin, tandis qu’Hermine lui faisait la lecture (entre autres, les lettres de Diderot à Sophie Volland) [cf Association Guillaume Budé].

« Il [Maigret] demanda à un livreur de lui indiquer la Bicoque, et on lui désigna un chemin qui serpentait en pente douce au flanc de la colline, bordé de quelques villas entourées de jardins. Il s’arrêta à une certaine distance d’une maison enfouie dans la verdure […].

Il poussa la barrière, qui n’était pas fermée, et, ne voyant pas de sonnette, pénétra dans le jardin. Nulle part encore il n’avait vu une telle profusion de plantes dans un espace aussi restreint. Les buissons fleuris étaient si serrés qu’ils donnaient l’impression d’une jungle et, dans le moindre espace laissé libre, jaillissaient des dahlias, des lupins, des chrysanthèmes, d’autres fleurs que Maigret ne connaissait que pour les avoir vues reproduites en couleurs vives sur les sachets de graines, dans les vitrines ; et on aurait dit que la vieille dame avait tenu à utiliser tous les sachets.

Il ne voyait plus la maison, dont, de la route, il avait aperçu le toit d’ardoise au-dessus de la verdure. Le chemin zigzaguait et, à certain moment, il dut prendre à droite au lieu de prendre à gauche, car il émergea, après quelques pas, dans une cour aux larges dalles roses […].
— Mme Besson est ici ?
Elle [une servante] se contenta de lui désigner des fenêtres à petits carreaux entourées de vigne vierge ».

Maigret et la vieille dame

 

Étretat, la Bicoque

Étretat, la Bicoque

Étretat, la Bicoque

Étretat, la Bicoque (?). Photo J. Simenon, août 2013

 

L’hôtel des Roches-Blanches

Le seul roman où Maigret mène une enquête à Étretat mentionne un hôtel de la station balnéaire bien connu jadis : l’hôtel des Roches-Blanches.

« — Théo Besson, qui a quarante-huit ans et qui est célibataire, est en vacances à Étretat depuis deux semaines. […]
Il a sa chambre aux Roches-Blanches, l’hôtel que vous apercevez d’ici ».

Maigret et la vieille dame

 

Étretat, la plage et l'hôtel des Roches Blanches

La plage et l’hôtel des Roches Blanches

Étretat, hôtel des Roches Blanches

L’hôtel des Roches Blanches. Photo J. Simenon, août 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Trou de l’Homme

« Il [Yves Jarry] connaissait, sur la falaise d’Étretat, le fameux “ Trou de l’Homme ”, qui se creuse dans la roche à pic jusqu’à une altitude de près de cent mètres ».

Georges Sim, La Femme qui tue

Étretat, Manne Porte vue du Trou de l'Homme

Manne Porte vue du Trou de l’Homme

Étretat, falaise d'Amont vue du Trou de l'Homme

Falaise d’Amont vue du Trou de l’Homme. Photo J. Simenon, août 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’œuvre de Simenon ne cite ni la falaise d’Amont d’Étretat, que l’on peut voir à gauche sur la carte illustrant l’hôtel des Roches Blanches, ni la célèbre falaise d’Aval, ni la Manne Porte, bien visible sur le document à gauche ci-dessus, mais elle fait deux allusions au trou de l’Homme, ainsi appelé parce qu’un naufragé y trouva refuge au XVIIIe siècle. Si la première allusion, que l’on vient de lire, situe bien « sur la falaise d’Étretat » cette grotte qui s’ouvre au pied de la falaise d’Aval et est aussi appelée trou à l’Homme, la deuxième déplace entre Étretat et Yport — là où se trouve aussi Bénouville ! — « le Trou de l’Homme, qui permet de grimper jusqu’au sommet de la roche » (L’Homme à la cigarette). Nous voici thématiquement bien près de l’« Aiguille creuse » chère à Arsène Lupin et sans doute n’est-ce pas un hasard si Yves Jarry, qui n’est pas sans ressemblance avec le héros de Leblanc, cache « dans une anfractuosité de rocher, à mi-hauteur » d’une falaise proche d’Étretat, des bijoux qu’il a dérobés (L’Amant sans nom). On aura aussi remarqué, au cœur de l’extrait de Maigret et la vieille dame cité plus haut, la présence de lupins parmi les fleurs qui agrémentent le jardin de Valentine Besson. Des lupins ! À Étretat ! Hommage de la part de Simenon, qui avait lu et connu Leblanc, ainsi que sa sœur Georgette, la célèbre actrice?

 


[1] Textes dictés en 1979 pour FR 3 Radio-Normandie; Fonds Simenon de l’Université de Liège, archives Menguy

 

Bénouville, de la ferme Paumelle ou de la Mare…

Il me fallut longtemps pour trouver Bénouvile, car le village est minuscule, homonyme d’un autre bien plus important situé près de Caen, ce qui désorientait en permanence mon GPS.

Michel Lemoine et Claude Menguy ne livrant que très peu d’informations sur les différents sites de Bénouville, c’est à une véritable enquête que je du me livrer pour les identifier. La tâche ne me fut pas facilitée par une course de côte automobile qui bloquait tous les accès à ville, mais qui me permit cependant de rencontrer deux anges gardiens, Corinne Lefèvre et  son amie Fabienne Leneveu (qui habite d’ailleurs aujourd’hui avec sa famille la villa «Jouette», fortement remodelée), sans l’aide providentielle et sympathique de qui je n’aurais certainement pas abouti. Je les remercie d’autant plus chaleureusement que Bénouville fut aussi le théâtre d’une des rares rencontres désagréables de ces «repérages»: celle avec le propriétaire de la ferme Paumelle, tout boursoufflé de malbouffe et de morgue condescendante, qui se déplaçait à cheval sur… une tondeuse à gazon, et me traita agressivement de menteur quand je tentai de lui lire les quelques lignes ci-dessous.

Pendant l’été 1925, le couple Simenon prend ses premières vacances qui constituent en même temps le premier contact de l’écrivain avec la Normandie. Ce séjour estival à Bénouville, près d’Étretat, lui permet de remarquer une jeune fille de l’endroit née le 12 septembre 1906 : Henriette Liberge. Bientôt surnommée Boule, elle deviendra sa cuisinière et restera sa compagne presque tout au long de sa vie. Les parents de Boule, le marin pêcheur Henri Liberge et la ménagère Berthe , née Cornu, avaient douze enfants. On remarquera que l’univers romanesque de Simenon compte sept personnages, dont cinq Normands, nommés Liberge et onze, dont deux Normands, nommés Cornu. Henriette était employée par les Jouette, amis parisiens qui avaient invité les Simenon à Bénouville où ils occupaient une villa. Celle-ci ne disposant pas de chambre d’amis, Georges et Régine ont été hébergés dans une ferme voisine, la ferme Paumelle, qui appartenait à la famille Seydoux-Délu, les châtelains du village.

« De courtes vacances, au bord de la mer, en Normandie, où nous sommes accueillis par une amie récente qui y possédait une villa fraîche et naïve comme un jouet d’enfant. Elle nous retient, insiste pour que nous passions nos vacances dans son village proche d’Étretat. Elle n’a pas de chambre d’amis et nous louons une pièce vide dans une ferme toute proche.
Nous ne possédons pas de meubles. Nous n’allons pas en acheter, ne fût-ce qu’un lit, pour quelques semaines. Qu’à cela ne tienne : je demande à la fermière, qui parlait le vieux normand, de nous céder deux ou trois bottes de paille que nous étendons à même le sol, Tigy et moi. On nous prête une paire de draps, une table de bois blanc, une seule chaise, et nous voilà installés ».

Mémoires intimes

 

Bénouville, villa Jouette

Bénouville, villa Jouette. Photo J. Simenon, août 2013

La « villa fraîche et naïve comme un jouet d’enfant » des Jouette. La comparaison est-elle due au nom des occupants de la villa ? L’« amie récente » étant restauratrice de tableaux, c’est donc probablement Régine qui avait fait sa connaissance. Quoi qu’il en soit, le romancier se souviendra de son nom en appelant Jouette un personnage féminin de L’Aîné des Ferchaux demeurant à Caen, ville on ne peut plus normande.

 

Bénouville, ferme Paumelle

Bénouville, ferme Paumelle. Photo J. Simenon, août 2013

La ferme Paumelle, appelée aussi de la Mare, au lieu-dit le Bout de la Ville, a perdu sa fonction agricole et est devenue aujourd’hui une maison d’habitation. L’œuvre de Simenon ne compte pas moins de treize personnages, dont dix Normands, nommés Paumelle. Dans L’Amant sans nom, Yves Jarry, recherché par la police, se réfugie dans une ferme de Bénouville qui transpose celle-ci.

 

… à la villa de Magda et Nita

À Bénouville, les Simenon font aussi la connaissance d’un peintre nommé De Waele, de sa femme Magda et de leur fille Nita qui louent chaque été la villa située en face de la ferme Paumelle. Ils retrouveront Nita vingt ans plus tard à… Montréal.

« Nous logeons chez des fermiers voisins de la villa de Magda De Waele. […]
Nous avons retrouvé à Montréal une amie d’Étretat, Nita (la fille de Magda De Waele), mariée à Raoul de Malleville. Nous les verrons souvent ».

Tigy Simenon, Souvenirs

« Nous avons rencontré aussi une jeune femme que j’avais connue en même temps que Boule à Bénouville. Elle était en effet la fille des amis chez qui nous prenions certains repas et jouions au croquet […].
La jeune fille que j’avais connue jadis au-dessus des falaises d’Étretat et dont le mari était devenu cartonnier était maintenant notre amie, à Tigy et à moi. Elle venait souvent nous voir avec son mari ».

Mémoires intimes

 

Bénouville, villa De Waele

Bénouville, villa De Waele. Photo J. Simenon, août 2013

La villa occupée par les De Waele n’a pas subi de transformations notables depuis l’époque où Simenon et Régine l’ont fréquentée en 1925. Tout comme la ferme Paumelle, elle appartenait à la famille Seydoux-Délu. Quant à Nita, elle épousera en effet plus tard Raoul de Malleville qui, possédant une fabrique de cartonnages de luxe.

 

Un pays où « les vaches viennent paître jusqu’au bord extrême de la falaise »

Bénouville est mentionné dans trois nouvelles et cinq romans signés Simenon, parmi lesquels Le Président, mais le village est aussi présent dans quatre romans populaires, dont Marie-Mystère. À noter que le cabaret-épicerie évoqué dans l’extrait suivant était tenu dans la réalité par une sœur d’Henriette Liberge.

« Bénouville, qui ne compte que trois cents habitants et où ne passe aucune grande route, est situé dans un site admirable […] tout au sommet de la falaise.
Là, c’est un miracle brusque. À dix mètres l’un de l’autre, on contemple deux paysages différents. D’un côté, un horizon maritime, les rochers qui bordent les flots et qui se dressent parmi ceux-ci, le chaos constitué par les éboulis. De l’autre côté, dès le bord même de la falaise, la campagne normande, des prés, des cours de ferme pleines de pommiers, des champs…
Les vaches viennent paître jusqu’au bord extrême de la falaise.
Il est des maisons, comme celle des Dorchain, qui se dressent à moins de cinquante mètres de celle-ci.
Au village, la vie est restée simple, grâce à l’absence de grande route. Il n’y a qu’un cabaret et encore n’est-ce qu’une partie de la salle de l’épicerie qui en tient lieu. Les habitants sont pêcheurs ou cultivateurs.
Chacun, à l’automne, fait son cidre pour l’année, riche ou pauvre, et chacun met en réserve quelques bouteilles de “ pur jus ” ».

Jean du Perry, Marie-Mystère

 

Bénouville, vaches au bord de la falaise

Bénouville, vaches au bord de la falaise. Photo J. Simenon, août 2013

 

Yport

Maigret eu l’occasion de se rendre dans les parages quand une enquête l’avait conduit à Yport.

« C’est un village au pied de la falaise, à six kilomètres de Fécamp. Quelques maisons de pêcheurs. Quelques fermes alentour. Des villas, pour la plupart louées meublées pendant la saison d’été, et un seul hôtel. […]
Maigret, désœuvré, échoua fatalement sur la plage, où il s’installa à la terrasse de l’hôtel. […]
Les falaises claires à gauche et à droite. Devant, la mer, d’un vert pâle, ourlée de blanc, et le murmure régulier de la vaguelette du bord ».

Au Rendez-vous-des-Terre-Neuvas

 

Yport, vue générale

Yport, vue générale

Yport, la plage

Yport, la plage. Photo J. Simenon, août 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est difficile de déterminer si un hôtel réel correspond à l’hôtel fictif, à la terrasse duquel va se dérouler une scène importante du roman. Celui-ci mentionne en effet la présence d’« un seul hôtel » sur le front de mer, alors que quatre hôtels et une pension de famille s’y succédaient durant l’entre-deux-guerres. Ce n’est pas là la seule liberté prise par le romancier avec la réalité inspiratrice : ne lisons-nous pas que si Maigret est « désœuvré », c’est parce qu’il doit prendre le train pour Fécamp et qu’« il n’y avait pas de train pour Fécamp avant huit heures du soir » (Au Rendez-Vous-des-Terre-Neuvas) ? Un train à Yport ! Pour Fécamp ! Pourquoi pas un avion ?

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