Introduction

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En guise de présentation:

« Ma femme, hier soir, m’a répété une phrase que j’ignorais. Lorsque mon fils aîné, Marc, s’est marié […], Johnny, qui avait alors dix ans et demi, a dit à sa mère:
— Je ne comprends pas que Marc se marie et aille vivre à Paris alors qu’il a encore la chance de vivre x années avec Daddy…
[…]. Dans l’esprit de Johnny, il ne s’agissait pas tant du plaisir de vivre avec moi que de l’opportunité de me connaître et d’apprendre de moi quelque chose. […] il est malheureux quand, pour une raison ou une autre, un de ces tête-à-tête qu’il s’est promis n’a pas lieu. Il me pose des questions sur tout et je sens qu’il enregistre les réponses, qu’il leur attache beaucoup d’importance. Il devient ainsi une sorte de disciple, ce qui est troublant. […] Il y apporte une véritable boulimie, construit petit à petit mon image, dans son esprit, pour quand je ne serai plus là. C’est sans doute cette image-là, qui se forme maintenant, qui sera la plus vivante. C’est par elle que je me survivrai. Il essaiera à son tour de la communiquer à ses enfants. Je ne croyais pas qu’un garçon de moins de onze ans puisse avoir ce genre d’idée. Cela m’explique certains regards à la dérobée, certaines effusions. »

(«Quand j’étais vieux», le 23 juillet 1960)

« C’est peut-être celui qui me connaît le moins, qui cherche le moins à me connaître, tout enfermé qu’il est en lui-même avec sa volonté de parvenir à un avenir déterminé. »

(«Des traces de pas», Dictée du 22 octobre 1973)

«Quand j’étais vieux», dont Sven Nielsen, le fondateur des Presses de la Cité, m’avait confié, lors d’un stage, la direction de projet, est un journal personnel qui mérite à mon avis bien plus de considération qu’il ne lui a été accordé à ce jour. Quant aux «Dictées», si je ne les place pas au même niveau que l’ouvrage précédent, elles recèlent néanmoins un nombre considérable de pépites, qui prouvent que mon père, malgré ce qu’il prétendait, avait un sens aigu de l’actualité dans laquelle il vivait, et était capable, lui qui s’employait à comprendre et ne pas juger, d’exprimer aussi des opinions à l’emporte-pièce et fulgurantes.

Ces deux citations, reprises dans l’excellent «Autodictionnaire» de Pierre Assouline, participent sans conteste du problème de l’équilibre impossible entre vie publique et vie privée des enfants de personnalités par définition publiques, et j’aborderais certainement cette question dans un post séparé. Je me contente, pour l’heure, de souligner que, tout en étant apparemment contradictoires, elles résument en fait parfaitement mes relations avec mon père et son œuvre: à la fois l’extrême proximité de l’enfance, et le furieux besoin d’éloignement, d’indépendance et d’autonomie à l’approche de l’âge adulte.

Je ne me suis jamais considéré comme un disciple, bien sûr, ne fût-ce que parce que mon père ne s’est jamais considéré comme un maître, mais je pense avoir effectivement développé, lors d’innombrables et longues promenades avec lui, ou encore lors de lectures silencieuses à deux, chacun dans un coin de son bureau, une très grande compréhension de l’homme qu’il était, au point qu’il m’arrive parfois, depuis que je gère son œuvre, de répondre à des questions le concernant sans en connaître formellement la réponse, pour m’apercevoir plus tard que ses dires ou ses écrits corroborent mon intuition première.

Puis, comme tout se tient et que rien n’arrive vraiment par hasard, c’est précisément en concevant la maquette de la couverture, les textes de promotion, et un concours de vitrines de libraires pour «Quand j’étais vieux» que le besoin d’exister par moi-même et de couper le cordon s’affirma brutalement: je découvris simultanément ma passion pour cette activité si particulière qui consiste à être un lien entre une œuvre et un auteur d’une part, et le public de l’autre, et la honte d’être traité en «fils de»: Sven, en effet, tout en me félicitant et en m’encourageant, avait demandé à ses collaborateurs de pallier discrètement mes incompétences évidentes.

C’est ainsi que je partis faire des études dans une Business School américaine, et que, mon diplôme en poche, je rêvai de mettre en pratiques mes connaissances, mon indépendance et ma liberté fraichement acquises dans le domaine qui, encore aujourd’hui me fait vibrer et me fascine plus que tout autre: le cirque, que j’avais découvert par l’écoute en boucle des Little Golden Records de mon enfance («The Man on the Flying Trapeze»), une fréquentation assidue de Knie en Suisse, et la vision du film extraordinairement émouvant de Tod Browning: «Freaks».  Mais, en 1975, quel cirque pouvait être intéressé par un MBA? Un seul, et encore: Ringling, Barnum & Bailey. Sauf que le fils du propriétaire, qui avait mon âge, et venait lui-même de décrocher son diplôme d’une université certes un peu moins connue, avait sur moi un avantage difficile à battre, et c’est lui qui fut embauché…

Je me tournai donc vers ma seconde passion, le cinéma et la distribution, qui est au cinéma un peu ce que l’édition est au livre: le trait d’union entre les créateurs, la création, et le public.

Cela me permit très vite, en toute indépendance familiale, de vivre des rencontres professionnelles et humaines exceptionnelles, que je relaterai peut-être un jour : «Diabolo menthe» (Diane Kurys), la saga des «Star Wars» (Georges Lucas), «One Flew Over the Cuckoo’s Nest», «Romancing the Stone» (Michael Douglas), «La escopeta national» (Luis Berlanga), «Under the Volcano» (John Huston), «Kagemusha» (Kurosawa), «Casanova» (Fellini), «Brazil» (Terry Gilliam), «Alien» (Ridley Scott, Giger et Sigourney Weaver), «Chariots of Fire» (David Puttnam, Dodi Fayed), «Highlander» (Sean Connery et Christophe Lambert), «Three Women» (Robert Altman), …

Et c’est ce parcours de 15 ans qui me fut nécessaire pour être enfin prêt, en tant qu’adulte, à affronter une des épreuves les plus douloureuses de ma vie, la mort de mon père, et à faire tout à la fois la découverte la plus impressionnante, celle de son œuvre.

Une œuvre qui m’avait toujours jusqu’alors rebuté, tant les mille petits détails autobiographiques qui la parcourent m’étaient insupportables, mais dont je découvrais, sur le tard, l’incroyable richesse, la profondeur, et surtout l’universalité. Et si, comme on dit, le roman est un miroir, quelle chance lorsque ce miroir vous est tendu par votre propre père, et que la vie vous a enfin permit non seulement d’accepter, mais de vous enrichir, des liens entre le miroir, son auteur, et vous-même.

Depuis 1994, je gère les droits de l’œuvre de mon père et exerce son droit moral, et je continue à faire ce que j’ai toujours fait: être un lien, parmi bien d’autres. Sauf que maintenant, je n’ai plus qu’un seul «client».

Je ne m’en lasse pas, et j’ai encore assez à découvrir, sur lui, sur les autres et sur moi, pour très longtemps.