Cette semaine, je profite d’une invitation de la librairie Dialogue à Brest, que je remercie, pour visiter Concarneau, la seule ville de Bretagne présente dans l’œuvre de mon père. Pour me servir de guide, j’ai fait appel à La France de Simenon en images de Michel Lemoine et Claude Menguy, qui sera bientôt publiée dans une section spéciale de ce site, et dont je reprends ci-dessous (en noir) des extraits concernant Concarneau.
Pour accompagner ma visite, deux livres important de Simenon qui se passent à Concarneau: Le Chien Jaune et, bien sûr, Les Demoiselles de Concarneau.
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À la fin de 1930 et au début de 1931, Simenon a séjourné dans la partie centrale de cette villa qui dominait et domine toujours la plage des Sables-Blancs à Beuzec-Conq, localité qui, à l’époque, n’avait pas encore été rattachée à Concarneau. La maison louée avait été construite en 1928 et appartenait à Albert Gloaguen, un horloger-bijoutier de Concarneau qui possédait plusieurs villas aux Sables-Blancs. Celle-ci était divisée en trois parties, ce qui explique pourquoi elle porte les numéros 11-13-15 de l’actuelle rue des Sables-Blancs. Outre Le Pendu de Saint-Pholien, Simenon a écrit là plusieurs romans populaires qu’il devait à son éditeur Fayard. Il a souvent raconté qu’il s’était imposé, pour apurer cette dette, un véritable travail de forçat de l’écriture : jusqu’à quatre-vingts pages par jour. On ne s’étonne donc pas qu’il ait engagé une secrétaire du cru nommée Annick Garrec, les travaux ménagers étant assurés par une autre jeune Bretonne de l’endroit, Jeanne Mathieu, qui secondait Boule et que nous avons eu l’agréable surprise de rencontrer en 1985, alors qu’elle était devenue une alerte septuagénaire, mais demeurait toujours aux Sables-Blancs. C’est elle qui, tout en égrenant ses souvenirs, nous a permis de localiser la villa où séjournait Simenon : « Je revois encore Monsieur Sim qui, derrière sa fenêtre, était toujours à taper à la machine ». Parmi les romans populaires rédigés ici figure L’Évasion, dont l’héroïne occupe momentanément, au même endroit, une villa semblable à celle où résidait l’écrivain et dénommée Villa Morose dans le roman, cette appellation affective devant sans doute également quelque chose au Moros, fleuve qui se jette dans le port de Concarneau, ou au manoir du Moros de Lanriec, commune rattachée aujourd’hui, elle aussi, à Concarneau.
« De l’hôtel, on pouvait voir la Villa Morose, avec son haut toit de tuiles rouges, ses persiennes orange et les deux massifs d’hortensias qui flanquaient le perron ».
Christian Brulls, L’Évasion
(Note de JS: Ce n’est malheureusement plus vrai, la vue ayant été bouchée par de fort malheureuses constructions)
Les deux villas des Sables-Blancs
Où l’on découvre une villa jumelle de la Villa Morose et où l’on s’aperçoit que Jeanne Mathieu a inspiré une Jeanne-Marie romanesque :
« C’était un tiède matin d’août. Devant les fenêtres de la villa, le ciel et la mer se confondaient dans un même bleu tendre tout pétri de rayons de soleil. Et la plage de sable fin était d’un blond roux que quelques maillots rouges et verts, malgré l’heure, égayaient déjà. […]
Une petite bonne du pays, en costume breton, la taille serrée dans son corsage de velours noir, la jupe ample, le frais bonnet de dentelle sur la tête, apporta le café brûlant dont le parfum subtil se répandit dans l’air. […]
— Dites, Jeanne-Marie, vous ne connaissez pas un autre médecin, plus près d’ici ?… […]
— Je ne sais pas… Mais j’ai entendu dire que le jeune monsieur qui habite la Villa des Bleuets est docteur…
— La villa qui est à cent mètres de la nôtre ?…
— Oui, celle qui a des volets bleus… […]
— Nos villas sont presque identiques… Je suppose qu’elles ont été construites par le même propriétaire… »
Christian Brulls, L’Évasion
La villa aux volets bleus s’appelait dans la réalité Ker-Yvonne. C’est la troisième dans l’alignement du fond sur l’illustration de gauche ci-dessous. Elle avait en effet la même architecture que la villa Ker-Jean, qui est la première à gauche dans le même alignement. Contrairement à celle-ci, la villa Ker-Yvonne n’existe plus : dans les années 1980, une violente tempête a rompu la digue et la villa s’est littéralement effondrée sur la plage.
Au premier plan se trouve l’hôtel des Sables-Blancs, appelé de Cornouailles dans L’Évasion et que l’on est en train de construire dans Le Chien jaune :
« Au sommet de la falaise, un hôtel, ou plutôt un futur hôtel, inachevé, aux murs d’un blanc cru, aux fenêtres closes à l’aide de planches et de carton »
Le Chien jaune
Lors de son séjour, Simenon fréquentait cet hôtel et s’était lié avec son propriétaire, Pierre Chabrier. (Note de JS: L’hotel des Sables-Blancs existe toujours, au 45 rue des Sables-Blancs, et c’est là que j’ai eu le grand plaisir de séjourner). Quant au véritable hôtel de Cornouailles, il se situe sur la plage dite de Cornouailles, voisine de celle des Sables-Blancs.
L’hôtel et le café de l’Amiral
Outre L’Évasion, ce séjour concarnois a inspiré deux romans signés Simenon : Le Chien jaune et Les Demoiselles de Concarneau. Dans le premier d’entre eux, Maigret s’installe à l’hôtel de l’Amiral, dont le café devient le centre stratégique de l’enquête.
« Quai de l’Aiguillon, il n’y a pas une lumière. Tout est fermé. Tout le monde dort. Seules les trois fenêtres de l’hôtel de l’Amiral, à l’angle de la place et du quai, sont encore éclairées.
Elles n’ont pas de volets mais, à travers les vitraux verdâtres, c’est à peine si on devine des silhouettes. Et ces gens attardés au café, le douanier de garde les envie, blotti dans la guérite, à moins de cent mètres.
En face de lui, dans le bassin, un caboteur qui, l’après-midi, est venu se mettre à l’abri ».
Le Chien jaune
« Vingt maisons qui donnaient sur le quai ou sur la place avaient une issue dans l’impasse. Et il y avait en outre des hangars, les magasins d’un marchand de cordages et d’articles pour bateaux ».
Le Chien jaune
Si le Grand Hôtel, qui s’est longtemps nommé Grand Hôtel de Clinche, n’a pas perdu son appellation, le bar situé au rez-de-chaussée se targue aujourd’hui du nom de bar de l’Amiral, clin d’œil au roman de Simenon. Quand la réalité rejoint la fiction !
Et l’on peut toujours parcourir, derrière le bâtiment, la ruelle que le roman appelle impasse (Note de JS: l’actuelle rue du Guesclin).
Quant au patronyme Le Clinche, Simenon l’a utilisé pour nommer le héros d’Au Rendez-Vous-des-Terre-Neuvas. Toutefois, il n’est pas assuré que ce nom, courant à Concarneau, provient de celui de l’hôtel : le patron d’un restaurant situé dans les années 1930 en bordure de la plage des Sables-Blancs et appelé Ti Chupen Gwenn (en breton : « petit gilet blanc ») ne se nommait-il pas Julien Le Clinche ?
Quai d’Aiguillon
Le quai d’Aiguillon — et non de l’Aiguillon — étant aujourd’hui baptisé avenue Pierre-Guéguin, l’établissement se trouve donc à l’angle de cette avenue et de la place Jean-Jaurès.
La bijouterie concarnoise d’Albert Gloaguen, propriétaire de la villa Ker-Jean, était située au n° 10 du quai d’Aiguillon,
c’est-à-dire très près du café de l’Amiral où quelques notables de la ville se retrouvent pour jouer aux cartes dans Le Chien jaune, roman dans lequel le quai est appelé « de l’Aiguillon ». On n’est donc pas étonné d’y lire cette précision où la réalité rejoint la fiction : « — Parfois le maire vient faire sa partie avec nous… Ou bien Mostaguen… Ou encore on va chercher, pour le bridge, l’horloger qui habite quelques maisons plus loin… ». On ne s’étonne pas trop non plus de découvrir dans Les Demoiselles de Concarneau un agent immobilier nommé Émile Gloaguen, domicilié, lui aussi, quai « de l’Aiguillon ». Et nous demeurons en Bretagne avec Jacques Gloaguen, un personnage du Comique du « Saint-Antoine » originaire de Quimper.
Le Passage de Lanriec
Lors de son séjour à Concarneau, l’écrivain a bien connu le Passage de Lanriec. À l’époque, si on le souhaitait, on pouvait accéder à ce village de pêcheurs par le bac partant de la Ville Close, comme on peut encore le faire de nos jours. Là, Simenon a fréquenté, comme à son habitude, le bistrot du coin, le café de la Marine, qui était le rendez-vous des pêcheurs et où l’on vendait aussi des fournitures pour la marine, ainsi que des provisions. Le romancier a fait de cet établissement, qui jouissait d’une vue imprenable sur les remparts de la Ville Close, le domicile des principaux protagonistes de son autre roman concarnois, Les Demoiselles de Concarneau, où nous surprenons Jules Guérec à la fin du chapitre premier. Variations pour obscurité et lumières alternées :
« Avant d’allumer, dans sa chambre, il regarda à travers les rideaux. La rue était noire. Au coin du quai, une lampe, une seule, dont les rayons pénétraient un à un dans sa tête. Il savait qu’en bas, sous les marches creusées dans le rocher, le passeur d’eau était assis à l’avant du bac, à attendre dix heures pour aller se coucher.
Le sol était lisse. On pouvait prévoir du brouillard. Des lumières scintillaient de l’autre côté de l’eau aussi, dans la vieille ville, la ville close, comme on l’appelait à cause de ses remparts.
Des lumières avec de longs rayons aigus, bien distincts les uns des autres. Sans doute n’était-ce pas nouveau ? Les lumières avaient toujours dû être pareilles. Mais c’était la première fois que ça le frappait ».
Les Demoiselles de Concarneau
Dans Le Chien jaune, Maigret lui-même ne dédaigne pas le bac : « Ils ne contournèrent pas les bassins, mais traversèrent une partie du port dans le bac qui fait la navette entre le passage et la vieille ville »
«Ce n’était pas un café. Ce n’était pas non plus une épicerie. On servait à boire, certes, mais n’importe qui n’entrait pas chez les Guérec, qui fournissaient surtout les bateaux en filins, en poulies et en provisions.»
Les Demoiselles de Concarneau
Ce café était tenu par les sœurs Créac’h, Josèphe, l’aînée, et Marie, la cadette. Toutes deux célibataires, elles ont inspiré à Simenon les personnages des « demoiselles » de Concarneau, Françoise et Céline Guérec. Leur sœur Yvonne était mariée, tout comme Marthe qui lui correspond dans le roman. On comprend donc aisément pourquoi celui-ci n’a pas gardé le titre initial, Les Trois Demoiselles de Concarneau, qui était le sien lors de sa prépublication en feuilletons, du 15 décembre 1935 au 1er février 1936, dans la Revue de France… Simenon avait conservé une photo de Josèphe et Marie prise sur le seuil de leur établissement.
À droite, Josèphe ; à gauche, Marie. Les sœurs Créac’h avaient un frère patron-pêcheur qui semblait les apprécier puisqu’il avait baptisé ses deux thoniers « Yvonnick » et « Marie-Josèphe ». Ce Louis Créac’h a inspiré au romancier le personnage de Jules Guérec, mais il ne possédait pas de véhicule et ne conduisait pas, contrairement à son répondant romanesque, auteur du tragique accident qui est à l’origine de son comportement déviant.
« Il passa lentement, pour ne pas attirer l’attention, et il atteignit l’église de son quartier, s’engagea dans la dernière descente, très raide celle-ci, qui aboutissait au quai, juste en face du passage d’eau.
C’était son cauchemar, car il n’y avait pas de parapet et il lui semblait toujours que ses freins ne fonctionneraient pas ou bien que, se trompant, il appuierait sur l’accélérateur. Sa maison était l’avant-dernière […].»
Les Demoiselles de Concarneau
La « maison des Guérec », c’est-à-dire celle des sœurs Créac’h, nous l’avons retrouvée au Passage de Lanriec où elle existe toujours. Ce n’est pas l’avant-dernière, comme dans le roman, mais la dernière à gauche sur la carte postale, qui date des années 1930. Cette maison blanche qui abritait le café de la Marine (vitrine de droite) avait été bâtie en 1928 et était donc toute récente lorsque Simenon a fréquenté les lieux en 1930. Le café de la Marine disposait aussi de quelques chambres. Les pêcheurs de l’île de Groix y logeaient parfois avant leur embarquement. La tradition veut que Simenon lui-même y ait logé, chose que nous n’avons pu vérifier. La bâtisse située près de la jetée était l’usine Vermillard, une sardinerie qui a été détruite pendant la Deuxième Guerre mondiale.
La Ville Close
On s’en doute, l’œuvre de Simenon ne met pas particulièrement l’accent sur la Ville Close, fleuron touristique de Concarneau, où Maigret pénètre tout de même :
« Maigret traversa le pont-levis, franchit la ligne des remparts, s’engagea dans une rue irrégulière et mal éclairée. Ce que les Concarnois appellent la ville close, c’est-à-dire le vieux quartier encore entouré de ses murailles, est une des parties les plus populeuses de la cité. […]
Il ne faut qu’un rayon de soleil pour transformer Concarneau, car alors les murailles de la vieille ville, lugubres sous la pluie, deviennent d’un blanc joyeux, éclatant ».
Le Chien jaune
La pointe du Cabellou
Des excursions qu’il a faites dans les environs de Concarneau, Simenon a introduit dans Le Chien jaune celle de la pointe du Cabellou. Un agent de police conduit Maigret vers ce lieu désert.
« — À partir d’ici, la côte est à peu près déserte… Il n’y a que des rochers, des bois de sapins, quelques villas habitées l’été par des gens de Paris… C’est ce que nous appelons la pointe du Cabélou [sic]… […] C’est mon collègue qui s’est souvenu de l’ancien poste de veille du Cabélou [sic]… Nous y arrivons… Vous voyez cette construction carrée, en pierres de taille, sur la dernière avancée de roche ?… Elle date de la même époque que les fortifications de la vieille ville… Venez par ici… Faites attention aux ordures… Il y a très longtemps, un gardien vivait ici, comme qui dirait un veilleur, dont la mission était de signaler les passages de bateaux… On voit très loin… On domine la passe des Glénan, la seule qui donne accès à la rade… Mais il y a peut-être cinquante ans que c’est désaffecté…
Maigret franchit un passage dont la porte avait disparu, pénétra dans une pièce dont le sol était de terre battue. Vers le large, d’étroites meurtrières donnaient vue sur la mer. […]
Maigret s’engagea dans un étroit escalier creusé à même l’épaisseur du mur, arriva dans une guérite ou plutôt dans une tour de granit ouverte des quatre côtés et permettant d’admirer toute la région.
— C’était le poste de veille… Avant l’invention des phares, on allumait un feu sur la terrasse… »
Le Chien jaune