Category Archives: Général

La Rochelle 1932-1934

Ce week-end, j’ai profité de la projection de «L’Escalier de fer» au festival de la fiction TV de La Rochelle, pour visiter une fois de plus la ville sous le signe de Simenon. Toujours avec pour compagnon La France de Simenon en images de Michel Lemoine et Claude Menguy, dont je cite ci-dessous (en noir) des extraits concernant cete ville.

 


Afficher Simenon en Poitou – Charentes sur une carte plus grande

 

Le Grand Hôtel de France et d’Angleterre

Le Sud ? Le Nord ? Entre les deux, le cœur de Simenon balance : « Ce combat entre l’homme du Nord et le Méditerranéen a duré des années, je pourrais dire toute ma vie » (Un homme comme un autre). La région de La Rochelle l’a aussi séduit dès 1927 et c’est sur elle qu’il jette son dévolu à la mi-février 1932 quand il éprouve le besoin de se fixer quelque part. En attendant que soit habitable le manoir de La Richardière, qu’il loue à Marsilly, il s’installe provisoirement (jusqu’en avril-mai 1932) en ville, au Grand Hôtel de France et d’Angleterre , où il écrit Le Fou de Bergerac, une enquête de Maigret dans laquelle la cité de la Dordogne fait plus d’une fois penser à… La Rochelle. Lisons plutôt l’évocation de l’hôtel d’où le commissaire, blessé, dirige ses investigations.

« Et Maigret fut installé dans la plus belle chambre de l’Hôtel d’Angleterre, au premier étage. Son lit fut tiré près des fenêtres, si bien qu’il jouissait du panorama de la grand-place, où il voyait l’ombre quitter un rang de maisons pour passer lentement au rang opposé. […]
Un guide Michelin lui avait fourni un plan de la cité. Or, il était installé au cœur même de celle-ci. La place qu’il voyait était la place du Marché. […]
Le guide disait : “ Hôtel d’Angleterre. Premier ordre. Chambres depuis 25 francs. Salles de bains. Repas à 15 et 18 francs ”. […]
Il savait que l’Hôtel de France, de l’autre côté de la place, était le concurrent de l’Hôtel d’Angleterre »
.

Le Fou de Bergerac

 

La Rochelle: Hôtel de France et d'Angleterre

La Rochelle: Hôtel de France et d’Angleterre

La Rochelle: Hôtel de France et d'Angleterre

La Rochelle: Hôtel de France et d’Angleterre. Photo J. Simenon, sept. 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’établissement de La Rochelle, appelé le plus souvent hôtel de France, occupait les nos 22 (hôtel) et 24 (restaurant) de la rue Gargoulleau, à l’emplacement de l’ancien hôtel Gargoulleau qui datait du XVIIe siècle. Il semble bien que Simenon se soit servi de l’enseigne de son hôtel pour l’appliquer aux deux établissements fictifs de Bergerac. On ajoutera que la rue Gargoulleau débouche sur la place du Marché de La Rochelle et qu’il est question dans le roman du restaurant parisien « des Quatre-Sergents, place de la Bastille », autre référence rochelaise implicite. Un roman populaire de Georges Sim paru en 1929, La Femme en deuil, mentionnait déjà l’hôtel de France de La Rochelle, mais le déplaçait puisque la mer est visible depuis cet hôtel.

Au n° 43 de la rue du Minage se trouvait l’entrée de l’hôtel réservée aux véhicules.

 

Le café de la Paix

À La Rochelle, Simenon devient rapidement un habitué du café de la Paix, tenu par Pierre Caspescha. Un anneau avait même été fixé sur le bord du trottoir de l’établissement par le patron afin que le romancier puisse y attacher son cheval. Le 6 avril 2003, à la faveur des manifestations rochelaises qui ont marqué le centenaire de la naissance de l’écrivain, un anneau similaire a été scellé dans le pilier d’une arcade du café, à proximité de l’endroit où Polo attendait jadis son maître, l’original ayant été pieusement conservé par Lina Chavier-Caspescha, fille de Pierre. Ce café de la place d’Armes, dite aujourd’hui de Verdun, est présent dans plusieurs fictions, comme dans L’Évadé.

« Au sortir du lycée, la serviette de cuir sous le bras, le chapeau très en avant, J. P. G. marcha d’abord comme il le faisait d’habitude et il put croire lui-même qu’il allait rentrer directement chez lui. […
Or, arrivé place d’Armes, il s’arrêta net, juste en face du Café de la Paix. Depuis le matin, il se promettait :
— Je ne passerai plus rue du Palais.
La rue du Palais s’amorçait à cent mètres de là, avec ses arcades, ses magasins et, quelque part, la maison de coiffure à vitrine mauve.
J. P. G. fit soudain ce qu’il n’avait jamais fait : il entra au Café de la Paix et s’assit sur la banquette, dans l’angle, près de la devanture.
— Donnez-moi un pernod, dit-il de la même voix qu’il prenait pour parler à ses élèves ».

L’Évadé

« Sur le seuil du Café de la Paix, un garçon regardait, de loin, sa serviette à la main.
Cette fois, J. P. G. ne résista pas à la tentation. Il entra. Il marcha droit vers la table qu’il avait occupée la veille et tout naturellement commanda un pernod.
La place était bonne. On dominait à la fois la salle du café et la place d’Armes ».

L’Évadé

« Au Café de la Paix, il avait bu ses deux pernods, car c’était déjà une habitude : il en prenait deux le matin et deux l’après-midi ».

L’Évadé

« À midi, J. P. G., dans son coin du Café de la Paix, attendait le passage des élèves du lycée ».

L’Évadé

« Il pensait ces choses-là pour penser, pour occuper son esprit et, mathématiquement, il devait aboutir dans un coin du Café de la Paix ».

L’Évadé

 

La Rochelle: café de la Paix

La Rochelle: café de la Paix

La Rochelle: café de la Paix

La Rochelle: café de la Paix. Photo J. Simenon, sept. 2006.

 

La Rochelle: café de la Paix

La Rochelle: café de la Paix

 

L’entrée du port

On s’en doute, le port est inséparable de La Rochelle selon Simenon.

« C’était à l’entrée du port, près des tours, près du marché aux poissons, qu’il [Gilles Mauvoisin] ne vit pas mais dont il renifla l’odeur. […]
Il voyait la petite place et, derrière le gros urinoir de tôle, des barques de pêche qui avaient tendu leur voile dans le crachin ».

Le Voyageur de la Toussaint

 

La Rochelle: l'entrée du port

La Rochelle: l’entrée du port

La Rochelle: l'entrée du port

La Rochelle: l’entrée du port. Photo J. Simenon, sept. 2007

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Dehors, les vieilles pierres des deux tours qui flanquaient l’entrée du port rosissaient sous les rayons du soleil couchant ».

Le Riche Homme

Sur les quais

Simenon fait partie de ces romanciers qui, fascinés par les quais, les introduisent volontiers dans leurs fictions.

« Gilles était allé s’asseoir sur une bitte d’amarrage, le long du quai, près du débarcadère des bateaux de l’île de Ré, et il regardait de loin les vitrines, il apercevait confusément, dans la lumière glauque du bureau vitré, la silhouette de sa tante ».

Le Voyageur de la Toussaint

« Avant de monter dans son camion, il [Victor Lecoin] traversa le quai et resta un bon moment au bord de l’eau, à regarder les petits bateaux de pêche qui se balançaient à ses pieds.
La mer montait et descendait lentement, comme la poitrine d’un dormeur, mais il n’y avait pas de vraies vagues et les lumières du quai se reflétaient à l’infini ».

Le Riche Homme

 

La Rochelle: le port et quai Duperré

La Rochelle: le port et quai Duperré

 

 

 

 

 

 

 

 

La plage et la Pergola

La plage et la Pergola : autres lieux rochelais souvent présents dans l’œuvre.

« Ils [Georges Vaillant et son fils Antoine] passaient près de la Pergola, où des couples dansaient au son du jazz. Une jeune fille en costume de bain se promenait en périssoire […].
La mer était plate et soyeuse. Un ourlet blanc se formait à peine sur le sable roux de la plage et retombait avec un bruit frais. La périssoire était peinte en vert ; le maillot de la jeune fille était rouge.
Parfois la brise apportait des bouffées de musique de la Pergola ».

L’Évadé

« Le patron de la Pergola surveillait les déjeuners, les mains derrière le dos, sur la terrasse du premier étage. La mer était verte. Le soleil tombait d’aplomb sur le vélum orange. C’était dimanche. C’était l’été. […]
Viève restait à peu près la même, mais plus sereine. Elle prit un mouchoir dans son sac pour essuyer le nez de sa fille et dit à son fils :
— Mange proprement, Louis !
— C’est là que tu te baignais, man ? questionna-t-il en désignant la petite crique de sable fin, en face de la Pergola.
— Oui. Il n’y a pas d’autre plage à La Rochelle ».

Le Haut Mal

 

La Rochelle: la Pergola

La Rochelle: la Pergola. Éd. artistiques “Flor”

La Rochelle: La Pergola

La Rochelle: La Pergola. Photo J. Simenon, sept. 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La plage de La Rochelle et la Pergola figurent aussi dans un autre roman, Le Voyageur de la Toussaint, ainsi que dans deux nouvelles, Le Capitaine du « Vasco » et Annette et la dame blonde.

 

Environs de La Rochelle 1932-1934

Ce week-end, j’ai profité de la projection de «L’Escalier de fer» au festival de la fiction TV de La Rochelle, pour visiter une fois de plus ces lieux sous le signe de Simenon. Toujours avec pour compagnon La France de Simenon en images de Michel Lemoine et Claude Menguy, dont je cite ci-dessous (en noir) des extraits concernant ces lieux.

 


Afficher Simenon en Poitou – Charentes sur une carte plus grande

 

Marsilly, La Richardière

La demeure proche de La Rochelle où Simenon vit par intermittence, en raison de nombreux voyages, de février 1932 à février 1935 se trouve sur le territoire de Marsilly et s’appelle La Richardière. Elle fait forte impression à Régine : « Nous sommes transportés d’enthousiasme. La vieille demeure a du charme, des jardins en contrebas, des fossés d’irrigation. Un petit bois. Beaucoup de communs. Des cours de ferme, des chais, etc. Pas loin de la mer. Il y a tout à faire. Pas d’eau courante, pas d’électricité et tout à meubler » (Souvenirs). Simenon appréciait également beaucoup ce domaine où il se livrait à l’élevage.

« Nous vivions à La Richardière, pas un château mais une vieille gentilhommière non loin de La Rochelle, avec une tour étroite et son escalier intérieur en pierre blanche qu’on appelait autrefois un pigeonnier. […]
Dans le grand étang qui recevait, à marée haute, sa ration d’eau de mer, barbotaient près de cinq cents canards disposant de maisonnettes peintes en vert sur un îlot. Derrière le potager, nous élevions des lapins blancs aux yeux rouges […]. Une cinquantaine de dindons blancs circulaient en paix, parmi les oies et les poules […] ».

Mémoires intimes

On peut croire que Simenon a pensé à La Richardière quand il a évoqué la demeure de Marsilly où habite Victor Lecoin :

« La maison était la plus grande et la plus belle du village. Elle avait environ deux siècles et elle avait appartenu longtemps à une famille noble. […]
Maintenant, il était chez lui dans la maison de pierre que certains appelaient le château et la principale ferme lui appartenait, sans compter des pièces de terre par-ci par-là ».

Le Riche Homme

 

Marsilly: La Richardière

Marsilly: La Richardière. © Simenon.tm

Marsilly: La Richardère

Marsilly: La Richardère. Photo J. Simenon, sept. 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est le tout nouveau propriétaire de La Richardière, Georges Micou, qui loua son domaine en février 1932 à un Simenon ravi au point de souhaiter l’acheter. À cette époque, la ferme était toujours exploitée par Alphonse Gaucher. En septembre 1934, non seulement Micou n’avait toujours pas l’intention de vendre, mais il décida en outre d’occuper et d’exploiter lui-même la ferme. Cette perspective était loin d’enchanter le romancier et son épouse qui cherchèrent à se loger ailleurs. Quant à Gaucher, il se retira à Nieul s/ Mer dans une maison que Simenon, par un étrange hasard, devait acheter quelques années plus tard. Dans son Inventaire de la France ou Quand la crise sera finie, une série d’articles parus dans Le Jour du 31 octobre au 7 novembre 1934, l’écrivain raconte, aux chapitres 2 et 3, ces convoitises terriennes dont La Richardière faisait l’objet. La propriété s’y appelle toutefois La Hucherie, Micou et Gaucher devenant respectivement, eux, Maloin et Grolier. Chose amusante : dans Le Rapport du gendarme, roman écrit en septembre 1941, Simenon se souviendra des patronymes Micou et Gaucher qui désigneront des personnages de ce roman du terroir vendéen dont une ferme tient justement lieu de cadre spatial principal. C’est dire combien le romancier était toujours imprégné des souvenirs liés à Marsilly et à La Richardière. Par la suite, Micou servira encore à nommer des personnages dans L’Homme à barbe, Le Petit Tailleur et le chapelier et Maigret et la Grande Perche.

À La Richardière, Simenon travaille dans un bureau aménagé à l’étage. Sa machine à écrire se trouvait-elle sur une petite table [1] ou au contraire sur « une table immense dont la seule garniture, outre une machine à écrire, était une demi-douzaine de manuscrits »[2] ? Là sont en tout cas rédigés plusieurs romans : Liberty-Bar, Le Coup de lune, La Maison du canal, L’Âne-Rouge, Les Fiançailles de Mr. Hire, L’Écluse N° 1, Les Gens d’en face, Le Haut Mal, Le Locataire, Les Suicidés et Les Pitard au moins. L’écrivain abandonne pourtant souvent La Richardière pour des voyages qui laissent dans la propriété des traces dont témoigne l’évocation d’un journaliste auquel Simenon fait visiter son domaine : « Tour à tour défileront : une hutte nègre, un parc de faisans, un grenadier en fleurs, une forêt de bambous, l’île aux canards, des pavots de Chine, un canoë du Gabon, un bouc qui chique, deux loups d’Anatolie, Ghazi et Nejla, souvenirs de son dernier voyage en Turquie, et un dindon blanc superbe répondant au nom de Maigret »[3]. Le romancier ressuscitera ce « vieux bouc qui chiquait le tabac » dans La Chambre bleue, un roman écrit trente ans plus tard. Une correspondante qui a vécu de cinq à sept ans à La Richardière de l’époque se souvient également de l’animal dont elle livre même le nom : « Je jouais aussi avec un bouc “ Jasmin ”, à la robe noire, aux yeux pailletés d’or. Je l’aimais beaucoup et il me le rendait bien »[4]. C’est l’époque « gentilhomme campagnard », comme le note judicieusement Régine :

« Nous avions déjà volailles, canards, lapins, chèvre ; à présent, nous avons une vache. De Paris, Georges revient avec un cheval acheté au cirque Raney : Polo, jeune arabe. Puis il veut des oies, des faisans, des dindons, des pigeons, et d’autres animaux s’ajouteront. Tout ça va faire des petits, et j’aurai des couvées plein les bras. […]
Plus tard, nous aurons aussi des pintades, des perdrix, des lapins angoras et épilés, des oiseaux des îles, des tourterelles, que sais-je encore… Côté écurie, un cheval de plus, la jument Zouzou ».

Tigy Simenon, Souvenirs

La Prée-aux-Bœufs

Simenon situe parfois l’action de ses romans dans la campagne environnante. Ainsi, deux d’entre eux sont centrés sur des exploitations proches de La Richardière. Réservant Le Coup-de-Vague pour accompagner le deuxième habitat de Simenon en Charente-Inférieure (aujourd’hui Maritime), nous nous attacherons ici au cadre du Haut Mal, le domaine de La Prée-aux-Bœufs :

« Il y avait un an qu’il [Jean Nalliers] avait épousé une fille Pontreau, Gilberte, et que son père lui avait acheté la Pré-aux-Bœufs [sic], une propriété isolée, au bord de la mer, entre Esnandes et La Pallice ».

Le Haut Mal

Marsilly: La Prée-aux-Bœufs

Marsilly: La Prée-aux-Bœufs. Photo J. Simenon, sept. 2013

Isolée parmi les prés, le long de la route côtière entre Marsilly et Nieul-sur-Mer, la longue bâtisse de La Prée-aux-Bœufs a été exploitée par des fermiers jusqu’en 1935. On lira dans Les Chemins charentais de Simenon[5] le commentaire de Paul Mercier concernant l’utilisation du bâtiment de La-Prée-aux-Bœufs par Nicole Avril dans La Disgrâce[6], et notamment la conclusion de l’essayiste : « Nicole Avril, comme Simenon, a été séduite par la magie de cette ferme fortifiée qui s’accorde à l’imaginaire romanesque prêté aux figures féminines, des sorcières vieilles ou adolescentes, dont les maléfices sont tout-puissants et dont les crimes resteront impunis ».

 

La moisson

Le roman s’ouvre sur une scène décalée où les travaux des champs sont perçus depuis la cuisine de la ferme.

« Par les fenêtres de la cuisine, on voyait un grand morceau de plaine, avec, au premier plan, la meule qui enflait, la machine à battre, les charrettes […].
Au-delà des fenêtres, la chaleur était étouffante et l’air vibrait comme s’il eût été habité par des myriades de mouches, et une vibration plus subtile, que l’œil parvenait à distinguer, montait de la terre couverte de chaume pâle.
Par-dessus tout régnait le ronronnement de la batteuse, qui imprégnait le paysage entier, donnait aux gens et aux choses son rythme haletant au point que chacun restait en suspens quand elle s’arrêtait à cause d’une bougie encrassée ».

Le Haut Mal

 

Battage du foin en Charentes

Battage du foin en Charentes. Coll. Paul Mercier

 

« Le chemin de la mer »

Dans cette contrée, on n’est jamais loin de la mer :

« On atteignit le premier tournant de Nieul, puis le premier mur blanc, la première maison. On aperçut l’auberge de Louis, qui venait d’être repeinte en bleu clair. Des jeunes filles endimanchées attendaient l’autobus et regardèrent vaguement l’auto qui s’engageait sur le chemin de la mer. […]
— Va jusqu’à la mer, Albert.
Le chemin traversait des champs puis s’arrêtait devant les galets de la côte ».

Le Haut Mal

 

Une « première » à l’île de Ré

Sous ce titre, Simenon a fait paraître dans Voilà, le 7 octobre 1933, un reportage sur l’embarquement des forçats pour le bagne. Ce texte constituait la suite d’un autre, La Caravane du crime, paru dans Détective le 28 septembre 1933. Le romancier avait en effet été attiré par un événement se déroulant près de chez lui.

 « La troupe et les gendarmes encadrent forçats et relégués. Les officiels marchent devant.
Il n’y a que trois cents mètres à parcourir. Le chemin est tout feuillu. Au bout, seulement, près du quai, les curieux sont entassés.
On ne parle pas. La colonne fait un bruit assourdi mais puissant de troupeau en marche.
— Les voilà !…
On se bouscule un peu. Les premiers rangs de forçats se disloquent et les hommes, en file indienne, s’engagent sur la passerelle du Coligny ».

Une « première » à l’île de Ré

La scène est transposée dans Le Locataire, un roman écrit à la même époque.

« Il était juste une heure quand la porte du pénitencier s’ouvrit, et les officiels parurent, silhouettes noires, au bout du chemin.
Derrière eux, le cortège s’étira, tandis que les gendarmes, sur le quai, résistaient à la poussée de la foule. […]
Sept cents hommes marchaient derrière eux, encadrés de tirailleurs sénégalais, au pas, lentement, à cause de leurs sabots. Ils n’avaient plus leurs vêtements civils. Tous étaient vêtus de bure brune, la couverture sur l’épaule, sac au dos, un étrange bonnet noir sur la tête ».

Le Locataire

 

Untitled

Embarquement des forçats pour le bagne.
Ed. artistiques Raymond Bergevin

 

Le reportage caractérise brièvement le port de Saint-Martin-de-Ré :
« Il n’y a que trois ou quatre petits hôtels autour du port, qui est un bassin minuscule. Les maisons sont basses. […]
Chaque bateau apporte un nouveau contingent ».

Une « première » à l’île de Ré

 

Untitled

Île de Ré, le port de Siant-Martin-en-Ré.
Éd. Nozais

 


 

[1] Lettre de François Blanche à Georges Simenon datée de Paris, le 30 juillet 1975 ; Fonds Simenon de l’Université de Liège.

[2] Maurice Simmindenger, Simenon tel que je l’ai connu, « La Nouvelle République », Bordeaux, 28 mars 1952.

[3] Serge, En galopant dans le marais vendéen avec Georges Simenon, « Comœdia », 10 octobre 1933)

[4] Lettre de Michèle Meyer à Georges Simenon datée du Vésinet, le  15 avril 1976 ; Fonds Simenon de l’Université de Liège

[5] Le Croît vif, 2003

[6] Albin Michel, 1981

La Rochelle 1938-1940

Ce week-end, j’ai profité de la projection de «L’Escalier de fer» au festival de la fiction TV de La Rochelle, pour visiter une fois de plus la ville sous le signe de Simenon. Toujours avec pour compagnon La France de Simenon en images de Michel Lemoine et Claude Menguy, dont je cite ci-dessous (en noir) des extraits concernant cete ville.

 


Afficher Simenon en Poitou – Charentes sur une carte plus grande

 

Villa Agnès

La Rochelle: villa Agnès

La Rochelle: villa Agnès. Photo J. Simenon, sept. 2006.

À partir du 19 mai 1938 environ, en attendant que soient terminés en septembre les travaux d’aménagement de la maison qu’il vient d’acheter, Simenon occupe, jusqu’en septembre 1938, la villa Agnès, un meublé situé rue Jeanne-d’Albret, n° 4, dans le quartier de la Genette.

Juste à côté de cette habitation se trouvait, au n° 2, une pension de famille appelée Villa Le Rêve. Sur la carte postale ci-dessous, elle figure au premier plan, à droite, et masque presque entièrement l’habitation louée par l’écrivain. Ce voisinage explique pourquoi il est arrivé à Simenon d’appeler Mon Rêve la villa qui a constitué pour lui un domicile provisoire, mais où il a tout de même écrit deux recueils de nouvelles au moins, Le Petit Docteur et Les Dossiers de l’Agence O, ainsi qu’un roman, Chez Krull, terminé le 27 juillet.

La Rochelle: rue Jeanne d'Albret

La Rochelle: rue Jeanne d’Albret

« Ta mère [l’écrivain s’adresse ici à son fils Marc], Boule, Olaf et moi nous sommes installés pour la durée des travaux dans une petite villa “ Mon Rêve ” [sic] en bordure de La Rochelle et, le matin, pendant que les deux femmes se rendaient à Nieul pour se livrer à toutes sortes de besognes, j’écrivais ».

Mémoires intimes

Simenon commet ici une autre erreur, car Olaf, son fidèle compagnon depuis une dizaine d’années, était mort l’année précédente à Porquerolles et avait été inhumé au large de l’île. Le nouveau chien de la famille, baptisé Loustic, a même participé, peu après son arrivée à La Rochelle, à une exposition canine qui se tenait « sous les ombrages du fond de la place d’Armes », où il a obtenu le premier prix dans la catégorie « bouviers des Flandres »[1]. À l’époque, le triomphe de Loustic a suscité un autre écho surtout consacré à la satisfaction de ses maîtres :

« L’une des premières personnes qu’il nous a été donné de rencontrer à l’exposition canine a été le célèbre romancier Georges Simenon, revenu se fixer à La Rochelle pour quelques mois.
Georges Simenon et la charmante Mme Simenon étaient dans la joie, car le magnifique chien qu’ils exposaient venait d’obtenir un premier prix et celui qui a connu de si retentissants succès de librairie était aussi heureux de la victoire remportée par son compagnon à quatre pattes que des impressionnants tirages de ses œuvres ».

Robert Fong, « La France de Bordeaux »[2]

 

La maison « des sept jeunes filles »

La Rochelle: La Maison des sept jeunes filles

La Rochelle: La Maison des sept jeunes filles. Photo J. Simenon, sept. 2013

En s’installant provisoirement rue Jeanne-d’Albret, Simenon était en pays de connaissance puisque c’est là que demeurait, au n° 19, un professeur d’anglais nommé Carel qu’il avait connu quand il habitait à La Richardière. À l’époque, ce professeur lui traduisait son courrier venu d’Angleterre et des États-Unis ; une de ses huit filles, Viviane, était en outre devenue la secrétaire du romancier. Il est d’ailleurs assuré que cette famille nombreuse a inspiré celle de Guillaume Adelin, professeur au lycée de Caen dans La Maison des sept jeunes filles, un roman écrit en 1937. Quarante ans plus tard, Simenon se souvient de sa secrétaire ; celle-ci lui ayant envoyé un télégramme pour son anniversaire, il lui répond par le même canal : « Je garde de vous moi aussi un souvenir très affectueux et je me permets de vous embrasser »[3]

 

La rue de l’Escale

La Rochelle: rue de l'Escale

La Rochelle: rue de l’Escale. Photo J. Simenon, Sept. 2013

C’est cependant La Rochelle qui conserve principalement les faveurs de Simenon, La Rochelle qu’il arpente en tous sens et dont il finit par connaître toutes les artères.

« Gilles, qui n’avait jamais mis les pieds à La Rochelle, savait qu’il n’avait qu’à aller rue de l’Escale, une vieille rue aux pavés inégaux entre lesquels poussait de l’herbe, avec des maisons surplombant les trottoirs et des arcades ».

Le Voyageur de la Toussaint

 

La rue de l’Escale est une de ces « rues de La Rochelle, aux pierres dorées par le soleil, aux maisons à arcades qui donnaient à la ville l’aspect d’un vaste cloître »

Le Clan des Ostendais

 

La rue du Minage

« M. Labbé marchait de son pas régulier, ni lent ni rapide et, pour la première fois, le petit tailleur remarqua qu’il était d’une extrême légèreté, comme la plupart des gros ou des anciens gros et qu’il ne faisait pas de bruit en marchant.
Il tourna à droite dans la rue du Minage. Kachoudas le suivait à vingt mètres à peu près, en gardant avec soin le milieu de la rue. […]
M. Labbé suivait le trottoir de gauche, celui de la chapellerie, mais, au lieu de s’y arrêter, il continua son chemin, tourna la tête, un peu plus loin, peut-être pour s’assurer que son voisin le suivait toujours. C’était superflu d’ailleurs, car les pas de Kachoudas sonnaient sur les pavés ».

Les Fantômes du chapelier

« C’était une rue à arcades, comme la plupart des vieilles rues de La Rochelle. Il ne pleuvait donc pas sur les trottoirs ».

Les Fantômes du chapelier

« Toutes les maisons de la rue avaient le même âge, dataient de Louis XIII. De l’extérieur, elles étaient restées les mêmes, avec leurs arcades et leur toit en pente raide, mais chacune, au cours des siècles, avait subi intérieurement des transformations diverses ».

Les Fantômes du chapelier

 

 

Le café de la Poste

La Rochelle: monument Jean Guiton

La Rochelle: monument Jean Guiton et café de la Poste. Août 1928

La Rochelle: Café de la Poste

La Rochelle: Café de la Poste. Photo J. Simenon, Sept. 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Des buis taillés, dans des caisses peintes en vert, limitaient la petite terrasse du Café de la Poste. Le patron, qui n’avait pas encore fait sa toilette et qui nettoyait son percolateur, se montrait sur le seuil. Au milieu de la place, sur un socle de pierre blanche, se dressait, emphatique, la statue du maire Guitton [sic], coiffé d’un chapeau à plume de mousquetaire [sic] ».

Le Voyageur de la Toussaint

 

Le quartier des casernes

Quartier des Casernes

La Rochelle: quartier des Casernes jadis. Coll. Yves Le Dret

La Rochelle: rue des Voiliers

La Rochelle: rue des Voiliers. Photo J. Simenon, Sept. 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est à La Rochelle des établissements où l’on s’affiche moins qu’au respectable café de la Poste.

« Cela lui [Léon Labbé] rappelait ses premières expériences érotiques, quand il avait dix-sept ans. Il résistait longtemps avant de se plonger dans le quartier des casernes, où il y avait cinq ou six maisons à gros numéros, avec des femmes sur les seuils ».

Les Fantômes du chapelier

On retrouve « le quartier des casernes » dans Le Fils, où une hypothétique rue des Saules est « connue par ses lanternes rouges qui portaient de gros numéros »[28]. Cette rue transpose vraisemblablement la rue des Voiliers ou la rue de la Glacière, voisines de la caserne Renaudin et autrefois mal fréquentées, comme on dit.

 

Le bassin des chalutiers et la Ville en Bois

La Rochelle: pêcheries de l'Atlantique

La Rochelle: Bassin des Chalutiers, pêcheries de l’Atlantique et la Ville en Bois

La Rochelle: Bassin des Chalutiers, et, derrière, le quai Georges Simenon et la Ville en Bois

La Rochelle: Bassin des Chalutiers et, derrière, le quai Georges Simenon et la Ville en Bois. Photo J. Simenon, Sept. 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Et maintenant on était dans le bassin des chalutiers sans qu’il eût rien aperçu de La Rochelle. Son hublot était peut-être du mauvais bord ? En mer, on avait frôlé des bouées rouges et noires qui marquaient sans doute le chenal. Puis des tamaris avaient défilé très près de la coque du Flint et les manœuvres avaient commencé, les sonneries du télégraphe, demi-vitesse, stop, arrière, stop, avant…
Il cherchait toujours la ville des yeux et, tandis que le Flint, au milieu du bassin, tournait sur lui-même, il ne découvrait que des rails, des wagons qui semblaient abandonnés, un vieux bateau aux jointures plaquées de minium, puis un talus pelé, des bâtiments frigorifiques. […]
Dans la Ville en Bois, dont les bâtiments en planches se dressent au bord des quais, le nom de Babin figurait sur une dizaine d’ateliers, forges, scieries, réparation de filets, montage de moteurs et, dans le bassin que Gilles venait de quitter, vingt chalutiers portaient sur leur cheminée l’as de pique qui était la marque de Babin ».

Le Voyageur de la Toussaint

Dans le quartier que devine Gilles Mauvoisin, un quai porte officiellement le nom de Georges Simenon depuis le 3 mars 1989.

 

La rue Réaumur

La Rochelle: rue Réaumur

La Rochelle: rue Réaumur

La Rochelle: 20 rue Réaumur

La Rochelle: rue Réaumur. Photo J. Simenon, sept. 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La rue Réaumur est présente dans plusieurs romans de Simenon, mais deux surtout s’attardent dans cette artère aux « maisons cossues, hôtels particuliers pour la plupart ».

Le Testament Donadieu

« Il [Gilles Mauvoisin] savait fort bien, maintenant, où il était : dans un hôtel particulier de la rue Réaumur, la rue la plus aristocratique de La Rochelle ».

Le Voyageur de la Toussaint

 

Le quai Valin

La Rochelle: quai Valin

La Rochelle: quai Valin

La Rochelle: Quai Valin

La Rochelle: Quai Valin. Photo J. Simenon, sept. 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« La forteresse Donadieu n’était pas rue Réaumur, où vivait la famille. Elle se dressait quai Vallin [sic], devant le port : un immeuble sévère de quatre étages, avec à peine assez de soleil pour y voir, où chacun des trente bureaux était une sacristie ».

Le Testament Donadieu

« Le brouillard s’était dissipé et n’était maintenant qu’une buée bleue, avec des recoins violets, qui flottait sur le port. Les lampes électriques, au bout des longs poteaux, étaient allumées
Un matelot attendait Gilles sur le pont, près de la rambarde, du côté opposé au quai. Il enjamba, se laissa descendre le long de l’échelle de pilote et se trouva debout à l’arrière d’un canot, sa valise à ses pieds
Ainsi, il paraissait encore plus grand, plus maigre, plus étroit. Son pardessus trop long augmentait cette impression, et aussi le fait qu’il était en deuil, tout noir et blanc. Les avirons clapotaient dans l’eau du bassin où s’étiraient les reflets des lampes et voilà qu’au moment où Gilles allait sauter à terre […], alors seulement, il eut conscience de ce que ce débarquement clandestin pouvait avoir d’extraordinaire, de l’inattendu de sa longue silhouette, de son bonnet de loutre et de sa ridicule petite valise
Intimidé, il se prit le pied dans des câbles, évita de justesse de s’étaler, atteignit enfin le bout du quai d’où, entre les bâtiments, il découvrit les lumières de la ville et le phare blême qui émerge curieusement des maisons du quai Vallin [sic] ».

Le Voyageur de la Toussaint

 

Le « Voyageur de la Toussaint » trouve-t-il un gîte place du Commandant de la Motte Rouge…

Dans Le Voyageur de la Toussaint, le héros, Gilles Mauvoisin hérite de son oncle Octave à condition d’occuper sa riche maison « très ancienne » à deux ailes, située au fond d’« une cour pavée » du « quai des Ursulines, plus sombre que le reste de la ville », « un quai paisible […], très large, aux petits pavés ronds », où « des dizaines de barriques étaient alignées devant un marchand de vins en gros »; le roman s’attarde aussi à « la forte odeur du vin quand on passait devant les barriques rangées sur le quai des Ursulines ». Un quai ainsi nommé n’existant pas et n’ayant jamais existé à La Rochelle, nous avons jadis émis l’hypothèse selon laquelle il transposerait vraisemblablement la place du Commandant de la Motte Rouge, à l’extrémité méridionale du quai Valin[4]. En effet, le roman précise que la maison occupée par Gilles jouxte une « ancienne église » servant « de gare aux cars Mauvoisin »; là, « des caisses, des tonneaux, des instruments agricoles » sont « rangés près des piliers de l’ancienne église, selon les destinations ». Or, il existe bien place du Commandant de la Motte Rouge une église Saint-Nicolas datant du XVIIe siècle ; aujourd’hui désaffectée, elle a servi d’entrepôt à une coopérative vinicole dès 1928 et elle abrite actuellement un hôtel.

La Rochelle: église Saint-Nicolas

La Rochelle: église Saint-Nicolas

La Rochelle: église Saint-Nicolas

La Rochelle: église Saint-Nicolas. Photo J. Simenon, sept. 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

… ou quai Maubec ?

Or, dans son ouvrage sur Simenon et les secrets de La Rochelle, Michel Carly propose, avec d’aussi bonnes raisons, de voir plutôt dans le quai des Ursulines le réel quai Maubec, proche, lui aussi, du quai Valin. Simenon aurait-il choisi d’attribuer à son quai romanesque le nom des Ursulines en se référant à la chapelle des Dames-Blanches, aujourd’hui désaffectée, mais voisine du canal Maubec ? L’« ancienne église » désignerait-elle l’église Saint-Sauveur, qui n’est pas désaffectée, elle, mais se dresse bel et bien le long du quai Maubec ? Celui-ci offre un autre point de rencontre avec le roman puisque s’y trouvait autrefois la tête de station des cars Brivin.

La Rochelle: église Saint-Sauveur

La Rochelle: église Saint-Sauveur

La Rochelle: église Saint-Sauveur

La Rochelle: église Saint-Sauveur. Photo J. Simenon, sept. 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Camp de la Gare

Alors que l’Allemagne envahit la Belgique et la France, le préfet de la Charente-Inférieure prie Simenon d’organiser l’accueil des réfugiés belges qui arrivent à La Rochelle. À la tête d’une petite équipe dévouée au sein de laquelle figure Lina Caspescha, le romancier s’emploie activement à cette tâche : du 14 mai au 9 août 1940 (l’armistice entre la France et l’Allemagne sera signée le 21 juin), il dirige le centre d’accueil de la gare qui apporte une aide efficace aux milliers de personnes affluant dans la ville. Dans un compte rendu de mission de neuf pages adressé au préfet le 17 août, Simenon écrit notamment ces lignes :

« C’est sur un quai de gare, le 14 mai, alors que les trains de réfugiés se succédaient à un rythme toujours plus rapide, que vous m’avez fait part de la faveur avec laquelle vous verriez la création, dans votre département, d’un centre d’accueil des réfugiés belges.
Le temps pressait. […]
Grâce à vous, le Centre d’Accueil Belge fonctionnait le même soir […].
Vous avez bien voulu, Monsieur le Préfet, me permettre d’utiliser une partie des baraquements installés en face de la gare — ce qu’on a appelé depuis le Camp de la Gare.
Monsieur le Maire de La Rochelle, d’autre part, a mis à notre disposition, pour y installer un bureau belge, la baraque démontable des sapeurs-pompiers de la ville.
Le samedi 18 mai, cette baraque, peinte aux couleurs belges et munie d’un téléphone, devint le Centre Belge, et nous pûmes utiliser, pour loger les réfugiés, les pavillons voisins où il ne fut fait aucune distinction de nationalités 
»[5].

La Rochelle: la gare

La Rochelle: la gare

Il faut imaginer l’endroit grouillant de réfugiés. Simenon a rappelé son activité au centre d’accueil dans ses Mémoires intimes, mais c’est dans Le Train que cet épisode de sa vie trouve un long développement romanesque. Nous n’en retiendrons que deux extraits, le deuxième faisant une furtive et malicieuse allusion au rôle joué par Simenon lui-même dans la réalité. Le narrateur est un réfugié de Fumay nommé Marcel Féron qui raconte, après les événements, comment il a vécu l’exode.

« Il existe les points de repère officiels, les dates, que l’on doit trouver dans les livres. Je suppose que chacun, selon l’endroit où il se trouvait à cette époque-là, sa situation de famille, ses soucis personnels, a ses propres repères. Les miens se rattachent tous au centre d’accueil, au centre, comme nous disions simplement, marqués par l’arrivée de tel train, par l’aménagement d’une nouvelle baraque, par un incident banal en apparence.
Sans le savoir, nous étions arrivés parmi les premiers, deux jours après que les trains eussent débarqué des réfugiés belges, de sorte que le centre n’était pas rodé.
Les baraquements, encore neufs, édifiés depuis plusieurs semaines, l’avaient-ils été en prévision de cet usage? L’idée ne m’est pas venue de poser la question. Probablement que oui puisque, longtemps avant l’attaque allemande, les autorités avaient évacué une partie de l’Alsace. […]
Puisque le centre d’accueil était destiné aux réfugiés belges, nous y étions irrégulièrement, Anna et moi. C’est pourquoi nous nous sommes faits tout petits, nous privant des premières distributions de soupe par crainte d’être remarqués.
On avait installé un fourneau bas, en plein air, puis deux, puis trois, puis quatre, avec d’énormes bassines, de vraies cuves, comme celles qui servent, dans les fermes, à la cuisine du cochon.
Plus tard, on a monté une nouvelle baraque préfabriquée pour la cuisine, avec des tables fixes où nous pouvions nous asseoir pour manger.
Suivi d’Anna, qui ne me quittait pas, j’observais les allées et venues. Je n’ai pas tardé à comprendre l’organisation du camp, qui était, en fait, une improvisation continuelle.
Un homme s’en occupait, un Belge, celui qui m’avait questionné à mon arrivée et que j’évitais autant que possible. Il était entouré d’un certain nombre de jeunes filles et de scouts, entre autres de grands scouts d’Ostende débarqués d’un des premiers trains.
On triait tant bien que mal, parmi les réfugiés, les utiles et les inutiles, c’est-à-dire ceux qui étaient capables de se mettre au travail et ceux, vieillards, femmes et enfants, qu’on ne pouvait qu’héberger ».

Le Train

 


 

[1] L’exposition canine , « La Charente-Inférieure », 10 juin 1938)

[2] 8 juin 1938.

[3] Télégramme daté du 15 février 1978 ; Fonds Simenon de l’Université de Liège

[4] Voir Michel Lemoine, Les villes charentaises et vendéennes dans l’œuvre romanesque de Georges Simenon, dans « Cahiers Simenon », n° 2, Les Lieux de la mémoire, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1988)

[5] Copie conservée au Fonds Simenon de l’Université de Liège.

 

Environs de La Rochelle 1938-1940

Ce week-end, j’ai profité de la projection de «L’Escalier de fer» au festival de la fiction TV de La Rochelle, pour visiter une fois de plus ces lieux sous le signe de Simenon. Toujours avec pour compagnon La France de Simenon en images de Michel Lemoine et Claude Menguy, dont je cite ci-dessous (en noir) des extraits concernant ces lieux.

 


Afficher Simenon en Poitou – Charentes sur une carte plus grande

 

Les boucholeurs

En ce printemps de 1938, Simenon, qui n’a décidément plus envie d’habiter à Neuilly et à qui les mondanités inhérentes à ce domicile ne plaisent vraiment plus, s’apprête à acheter une maison, qu’il a déjà choisie, dans les environs de La Rochelle, une de ses régions d’élection. Au début du Coup-de-Vague, le roman qu’il écrit à Beynac, il exprime son amour pour ce « pays où la terre était de plain-pied avec la mer », comme s’exclamera le héros du Train, un pays où les boucholeurs cultivent la mer comme la terre.

« La tranche glauque s’agrandissait dans le ciel et la mer s’en allait doucement vers le large, découvrant toujours plus de vase, de sable roux et de rocher.
Des charrettes se rapprochaient, des voix. […]
On débouchait comme dans des champs, sauf que c’étaient des champs d’huîtres d’une part, des champs de moules de l’autre, et que tout à l’heure on ne verrait plus, là où maintenant s’arrêtaient les charrettes, que l’océan uni ».

Le Coup-de-Vague

 

En attente des barques chargées de moules

En attente des barques chargées de moules.
Éd. artistiques R. Bergevin

 

Les laboureurs de la mer

Face à l’évocation suivante, rien ne nous empêche de penser à la Marine de Rimbaud :

« Chacun, sans s’occuper du voisin, labourait son lopin de mer, récoltait de pleins paniers de moules qu’on emportait jusqu’aux tombereaux, dont les chevaux s’enlisaient. Les petits garçons et les petites filles couraient sur les bouts de rochers et aidaient les femmes à ramasser les huîtres.
La mer suivait sa route, s’en allait tout là-bas, calmement, puis revenait sans hâte, frangée d’un ourlet blanc qui chantait comme un ruisseau ».

Le Coup-de-Vague

 

Boucholeurs ratissant les huîtres

Boucholeurs ratissant les huîtres.
Éd. artistiques R. Bergevin

 

Les champs du Coup-de-Vague 

Tel est le paysage que Simenon va retrouver et dans lequel il insère l’action de son roman ; il le connaît bien pour y avoir vécu quelques années plus tôt quand il occupait le manoir de La Richardière :

« Il est vrai qu’on n’était pas dans le monde ordinaire ; on n’était ni sur terre, ni sur mer, et l’univers, très vaste, mais comme vide, ressemblait à une immense écaille d’huître, avec les mêmes tons irisés, les verts, les roses, les bleus qui se fondaient comme une nacre ».

Le Coup-de-Vague

 

Le port de La Pelle

Le port de La Pelle.
Éd. Lapie

 

On aperçoit Marsilly dans le fond et, à droite sur la ligne d’horizon, le bois de La Richardière. La ferme du Coup-de-Vague n’est pas visible sur cette vue, car elle se trouve un peu plus à gauche. Un des paysages que Simenon a le plus aimés : « Nieul… Le bois de la Richardière qu’on voyait à gauche, en contrebas, près de la mer pétillante de soleil… Marsilly et sa tour carrée, ses maisons blanches, ses fermes en chapelet jusqu’au Coup-de-Vague… ».

 

Coup-de-Vague ou Queue-de-Vache ?

L’expression « Le Coup-de-Vague » n’est pas une invention du romancier : elle désigne un lieu-dit de la commune de Marsilly et, par extension, la ferme établie en ce lieu.

« Le Coup-de-Vague était à peine plus réel : une maison rose, mais d’un rose trop rose, avec un filet de fumée prolongeant la cheminée juste au-dessus des galets de la côte, là où les charrettes, tout à l’heure, reprendraient le contact avec la terre ferme ».

Le Coup-de-Vague

Or, l’histoire narrée dans le roman possède plus d’un trait commun avec celle qui forme la trame d’une nouvelle intitulée Les Demoiselles de Queue-de-Vache : typologie semblable des protagonistes aux prénoms identiques (Jean, Hortense, Émilie), même milieu de boucholeurs et, pour le point de vue qui nous occupe, cadre spatial identique :

« Le ciel, la terre, la mer n’existaient plus. Tout était tellement clair, avec des teintes si pâles et si lumineuses à la fois, qu’on avait l’impression d’être enfermé dans une immense coquille d’huître : du bleu pâle, du vert pâle, de l’or et de l’argent ou plutôt un mélange irisé de ces tons. […]
La ferme des Boudru, la ferme d’Hortense et d’Émilie, était la dernière du pays ; isolée des autres, au bord de la mer, plantée devant les eaux, depuis des siècles, comme un bastion, et peut-être parce qu’elle était à la fin de tout, au bout du monde, elle s’était toujours appelée la Queue-de-Vache ».

Les Demoiselles de Queue-de-Vache

À première vue, on pourrait donc croire à un clin d’œil de Simenon, qui aurait malicieusement transformé le toponyme réel Le Coup-de-Vague en un humoristique Queue-de-Vache. Il n’en est rien puisque les savantes recherches de Françoise Lafon relèvent ces anciennes graphies du lieu : Cæ Vachæ en 1294, Queue de Vache en 1352, Cæ Vacæ en 1463, sans compter Côte Vague sur une carte d’état-major[1]. Le même auteur nous apprend qu’en 1435, Charles VII autorisa la création d’un port en cet endroit et qu’il existait jadis à l’emplacement de la ferme un château fortifié dont il ne subsiste aujourd’hui aucune trace, un seigneur du lieu nommé Chaperon ayant même défrayé la chronique par ses actes de piraterie.

 

Le Coup-de-Vague

Le Coup-de-Vague. Dessin I. Baille

Marsilly: Le Coup-de-Vague

Marsilly: Le Coup-de-Vague. Photo J. Simenon, sept. 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Réalisé en 1946, ce dessin à la plume signé I. Baille représente fidèlement la ferme du Coup-de-Vague telle que l’a connue Simenon, sans les nombreuses adjonctions qui transforment aujourd’hui son aspect de jadis. Nous avons eu la chance de rencontrer en juin 2000 M. Maurice Guibert, ancien propriétaire de l’exploitation et petit-fils d’Étienne Guibert, qui avait acquis le domaine du Coup-de-Vague en 1880 avant de restaurer et agrandir la ferme. Il nous a révélé que Le Coup-de-Vague et Les Demoiselles de Queue-de-Vache ont été inspirés par une histoire vécue dans sa famille, les deux sœurs du roman et de la nouvelle correspondant selon la réalité à ses tantes Juliette et Céline Guibert. Il a bien voulu évoquer aussi pour nous un souvenir de 1932, alors qu’il avait douze ans : la visite faite à son père, Étienne-Dieudonné Guibert, par un « citadin » qui n’était autre que… Georges Simenon. Le romancier était à la recherche dans le secteur d’une demeure spacieuse avec beaucoup de terrain et il avait proposé à Étienne-Dieudonné de lui acheter sa ferme, mais ce dernier n’avait nullement l’intention de la vendre. Peu après, nous le savons déjà, Simenon trouva à louer La Richardière, gentilhommière située à quelques centaines de mètres du Coup-de-Vague et qui correspondait à ses souhaits, mais dont il ne put jamais non plus devenir le propriétaire.

 

La « maison de grand-mère » de Nieul-sur-Mer

En avril 1938, Simenon acquiert une maison dans les environs de La Rochelle, à Nieul-sur-Mer, rue de l’Océan, n° 31 (la petite porte noire dans le mur à droite de la photo ci-dessous). Il y vivra de septembre 1938 à l’été 1940.

Nieul s/ mer: rue de l'Océan

Nieul s/ mer: rue de l’Océan. Photo J. Simenon, sept. 2013

« Il y a deux maisons dont je conserve une certaine nostalgie.
Dans l’ordre chronologique, c’est d’abord mon ex-maison de Nieul-sur-Mer, une abbaye du XVIIe siècle que j’ai aménagée avec amour, frappant chaque décimètre de mur avec un marteau, découvrant ainsi des fenêtres qui avaient été murées à l’époque où l’on payait l’impôt sur le nombre de portes et fenêtres, les pianos et les chiens, découvrant aussi dans ce qui est devenu mon bureau des niches qui avaient abrité des statues de saints.
Une immense pièce, au premier étage, avec une cheminée monumentale de style très pur. Un jardin largement suffisant entouré de murs servant d’appui à des espaliers et enfin, tout au fond, ce que nous appelions le Congo, une véritable brousse, plantée de bambous, à laquelle on accédait par un pont de bois enjambant un ruisseau. […]
Je disais volontiers à mes amis :
— C’est une maison de grand-mère, une maison où j’aurais aimé, dans mon enfance, aller passer des vacances avec une grand-mère.
Je l’ai habitée moins de deux ans, car la dernière guerre a éclaté alors que Marc faisait ses premiers pas et un officier allemand s’y est installé à notre place ».

Jour et nuit

 

Nieul s/ Mer: la maison de grand-mère

Nieul s/ Mer: la maison de grand-mère. © Simenon.tm

Une abbaye, vraiment ? Il est permis d’en douter. D’autres textes de Simenon assurent qu’il s’agissait plutôt d’un prieuré… N’aurait-il pas confondu avec la Cour-Dieu ? Quoiqu’il en soit, l’écrivain était très attaché à sa « maison de grand-mère » « Cette maison-là », écrit-il, « a marqué un tournant dans ma vie ».

« Voilà deux ans que je n’ai pas mis les pieds à Paris, que nous vivons une vie assez semblable en somme à celle d’un petit curé de village, dans une maison qui ressemble à une maison de curé, sans voir personne et sans, pour ainsi dire, de nouvelles du dehors »[2].

 

Nieul s/ Mer: le Gô

Nieul s/ Mer: le Gô. © Simenon.tm

Le ruisseau qui coule au fond de la propriété s’appelle le Gô, ce qui explique l’appellation « Congo ».

 

Nieul s/ Mer: le bureasu de Simenon

Nieul s/ Mer: le bureasu de Simenon. Photo P. Deligny, juin 1983

À partir de 1958, Régine occupera sans Simenon la maison de Nieul et quelques années plus tard, elle y accueillera ses petits-enfants. Ce logis deviendra donc bien, au sens propre, « une maison de grand-mère ». Régine ornera l’ancien bureau de son ex-mari d’une de ses toiles bien connue des amateurs de Simenon : celle qu’elle a peinte en 1927 à l’île d’Aix. En cette pièce ont été rédigés plusieurs romans : Les Inconnus dans la maison, Le Bourgmestre de Furnes, L’Outlaw, Bergelon, Il pleut, bergère…, Les Caves du Majestic, La Maison du juge et La Veuve Couderc.

 

Les travaux et les jours à Nieul

Nieul est présent dans plusieurs romans où figurent des éléments caractéristiques de la vie du village, dont le four à chaux et la forge.

« — Vous voulez du travail ?
— Est-ce qu’il y en aurait par ici ?
— Vous pourriez toujours faire un tour du côté du four à chaux. J’ai entendu dire que deux manœuvres sont partis avant-hier ».

Le Haut Mal

« Il y avait quinze jours que Noirhomme ne payait plus et sur ces deux semaines il n’avait pas fait trois journées de travail au four à chaux ».

Le Haut Mal

« Près d’une heure durant, il [Hubert Cardinaud] attend un autobus au coin du quai Vallin [sic]. Il en descend à Nieul. Le conducteur le renseigne gentiment.
— Vous passez devant le four à chaux et vous filez tout droit… »

Le Fils Cardinaud

 

Nieul s/ Mer: le four à chaux

Nieul s/ Mer: le four à chaux. Coll Yves Le Dret

« Le forgeron, qui avait troqué son costume noir du matin contre ses vêtements de travail et son tablier de cuir, ferrait un cheval, sur la place ».

Le Haut Mal

« Quelques minutes plus tard, Gilles arrêtait l’auto sur la place du village. La forge était ouverte et le feu rougeoyait dans l’ombre. Un cheval, attaché à un anneau, attendait d’être ferré ».

Le Voyageur de la Toussaint

 

Nieul s/ Mer: la place

Nieul s/ Mer: la place. Coll. Yves Le Dret

Nieul s/ mer: la place

Nieul s/ mer: la place. Photo J. Simenon, sept. 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le forgeron de Nieul-sur-Mer se nommait Louis Renou. Après avoir lu les Mémoires intimes, il écrivit à Simenon, le 20 octobre 1982, une lettre où il rappelait divers travaux qu’il avait effectués pour lui plus de quarante ans auparavant. Le romancier retraité lui répondit notamment ce qui suit : « Quel plaisir cela a été de recevoir votre lettre. Depuis mon départ de Nieul, je n’avais en effet plus de nouvelles de vous. Quelle joie cela a été d’aller vous retrouver dans votre forge, d’y faire ferrer mes chevaux, d’y dessiner avec vous la cage d’abord [la cage à loups de La Richardière], ensuite les portails de Nieul. Vous aviez un sens artistique que j’apprécie très hautement et aussi un caractère qui me plaisait »[3]. Voilà qui fait écho au paragraphe des Mémoires intimes consacré aux travaux réalisés par Louis Renou pour la maison de Nieul : « Le forgeron du village, jeune et plein d’idées, avait martelé patiemment deux belles grilles que nous avions dessinées ensemble et qui séparaient les deux jardins. Sur sa lancée, il avait installé, couvrant la grande allée, des arceaux sur lesquels des vignes de diverses espèces n’allaient pas tarder à grimper »[4].

 

Le Pont-du-Brault à Charron

Tout comme quand il demeurait à La Richardière, Simenon sillonne les environs, de sorte que certains coins peu connus des alentours se retrouveront cités dans l’œuvre, à laquelle ils serviront parfois aussi de cadre spatial.

« — Lieutenant !… Vous voulez entrer un moment ?… Vous connaissez le Pont-du-Brault, je suppose ?… À quoi cela ressemble-t-il ?…
— C’est par là-bas dans le fond, en plein marais… Un canal va du fond de la baie à Marans, à dix kilomètres dans l’intérieur des terres… C’est à peine s’il y a une cabane tous les trois kilomètres… »

La Maison du juge

Un canal, une des écluses du Brault : un site « très Simenon ». Le bâtiment n’est pas une « cabane », terme qui, dans le Marais desséché, désigne une grosse ferme, mais la maison de l’éclusier desservant les écluses des canaux de la Brune et de la Banche, celui-ci au premier plan. Le troisième canal de l’endroit est le canal Maritime, qui relie Marans à la mer. Quant au pont actuel, il n’est plus celui qu’a connu le romancier puisqu’il date de 1977 et a été construit en aval de l’ancien.

 

Charron: le pont du Brault

Charron: l’ancien pont du Brault

Charron: l'ancien pont du Brault

Charron: l’ancien pont du Brault. Photo J. Simenon, sept. 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le pont enjambant le canal Maritime a, pour sa part, inspiré à François Bon, originaire de la région, le début de l’article d’où est extraite la seconde épigraphe de notre ouvrage.

« L’écluse du pont du Brault, entre Luçon et La Rochelle, dans mon marais de Vendée, cela signifiait qu’on allait à la ville. Une ferme au bord de l’eau, resserrée sur elle-même dans l’étendue plate, et puis les armatures grises en quart de cercle à crémaillère du pont à bascule, sous son énorme contrepoids, et la voiture pour enjamber la rivière faisait secouer sous ses roues une suite d’épaisses planches bitumées, dans un bruit terrible. Et voilà qu’à la maison tombe un livre où je reconnais les noms, la rivière, la ferme, et je reconnais le pays, son silence et son ciel : pour moi, ce jour-là, un monde basculait comme lorsque le vieux pont se redressait à la verticale sur le canal de Marans. Il n’y avait pas d’un côté le monde imaginaire des livres et de l’autre le monde réel, mais on pouvait très bien retrouver celui-ci dans celui-là, et jamais auparavant, dans mes Jules Verne ou mon Grand Meaulnes, je ne l’avais imaginé ».

François Bon, « Hypnotisé par Maigret » [5]

 

L’auberge du Brault

Quand il habitait à Nieul, Simenon fréquentait l’auberge du Brault, située à une quinzaine de kilomètres de chez lui, sur la commune de Charron. Il s’y fournissait aussi en anguilles, comme en témoigne l’extrait suivant d’une lettre écrite à Gide le 7 janvier 1939 : « Il a fallu qu’avant de vous répondre j’écrive mon chapitre de roman, que je travaille à mon jardin, que j’aille acheter mes anguilles au Pont-de-Brault [sic] »[6]. L’auberge est aussi mentionnée dans La Maison du juge : « — Il [Marcel Airaud] est parti d’ici avec son bateau et l’a laissé amarré près de l’auberge du Brault… ». C’est toutefois dans une nouvelle qu’elle acquiert le statut de cadre spatial principal du récit, moyennant un léger changement d’appellation (Grau et même Gau selon la prépublication de la nouvelle dans Sept Jours les 20 et 27 avril 1941) ainsi qu’une localisation dans la Vendée toute proche :

« Maigret lui-même […] avait parfois de la peine à se convaincre que tout cela était réel. Jusqu’au lieu où il se trouvait ! Avait-on idée de passer trois jours dans une auberge perdue à des kilomètres de tout village, en plein marais vendéen ?
Cela s’appelait le Pont-du-Grau, et il y avait un pont, en effet, un long pont de bois sur une sorte de canal vaseux que la mer gonflait deux fois par jour. Mais on ne voyait pas la mer. On ne voyait que des prés-marais coupés d’une multitude de rigoles, et très loin, sur la ligne d’horizon, des toits plats, des fermes qu’on appelait ici des cabanes.
Pourquoi cette auberge sur le bord du chemin ? Pour les chasseurs de canards et de vanneaux ? Il y avait une pompe à essence peinte en rouge, tandis que sur le pignon figurait une grande réclame en bleu pour une marque de chocolat ».

Vente à la bougie

 

Charron: l'auberge du Brault

Charron: l’auberge du Brault. Photo Claude Menguy, sept. 1999

Charron: l'auberge du Brault

Charron: l’auberge du Brault. Photo J. Simenon, sept. 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur l’illustration de gauche, l’inscription sur l’enseigne rustique fixée au-dessus de l’entrée du restaurant en témoigne : nous sommes bien à l’auberge du Brault, mais l’enseigne moderne n’a pas tort pour autant puisque l’auberge était également dite des Écluses. À l’époque qui nous intéresse, dans les années 1930, l’endroit était pourvu d’un distributeur d’essence placé devant l’établissement, où des cars faisaient halte. L’auberge était alors exploitée par Mme Hugon, ancienne tenancière de bar au port de La Pallice, et par son fils Georges qui était aussi peintre et sculpteur. Celui-ci avait peint trois sirènes sur les murs, à l’intérieur de l’auberge qui, de ce fait, était aussi connue sous le nom des Trois Sirènes ou plus communément sous celui des Sirènes. C’est ce que nous apprend M. Jean Guillement, de Charron, membre de la Société d’Archéologie et d’Histoire de l’Aunis, auquel nous sommes aussi redevables des renseignements concernant le pont du Brault (sur la photo de droite ci-dessus, on discerne encore l’insciption peinte en bleu: Les 3 Sirènes. Né en 1902, Georges Hugon était pratiquement du même âge que Simenon avec lequel il entretint d’amicales relations. Nous le retrouverons au chapitre suivant dans la séquence « Le château de Terre-Neuve ». En marque d’estime, le romancier a attribué son nom à des personnages d’Oncle Charles s’est enfermé, roman achevé à Nieul en octobre 1939. Beaucoup plus tard, en 1971, nous rencontrerons encore un Émile Hugon dans Maigret et l’homme tout seul. En fréquentant l’auberge, le romancier aurait-il obéi à des motivations autres que gastronomiques ? C’est possible si l’on ajoute foi à ce que relate en 1991 le correspondant d’une revue rochelaise : « Des souvenirs sulfureux planent sur cette bâtisse puisque, sous l’enseigne des “ Trois sirènes ”, elle fut très accueillante pour les messieurs en mal de tendresse »[7].

 

Des Ostendais à Charron

Le Train n’est pas le seul roman où est évoqué l’afflux des réfugiés à La Rochelle au début de la Deuxième Guerre mondiale. Des Ostendais qui ont fui leur ville en bateau inspireront à Simenon Le Clan des Ostendais. Dans ce roman rédigé en 1946, des dizaines d’Ostendais sont hébergés à Charron, village situé à dix-neuf kilomètres au nord de La Rochelle.

« […] un village tout blanc, au bord de la baie, parmi les prairies plates d’où seul le clocher carré émergeait des maisons basses […].
[…] des maisons passées à la chaux, et ces maisons, à de rares exceptions près, n’avaient pas d’étage ».

Le Clan des Ostendais

 

Charron: rue de l'Église

Charron: rue de l’Église. Aquarelle de J. Guillement

Charron: l'église

Charron: l’église. Photo J. Simenon, sept. 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jean Guillement, dont l’aquarelle ci-dessus date de 1950, nous informe qu’à l’époque, une seule famille ostendaise a été hébergée dans le village, celle des Vanden Berghe qui occupait la deuxième maison à droite. Cette famille a certes inspiré Simenon, mais le romancier a aussi utilisé d’autres sources, et notamment l’arrivée à La Rochelle le 28 mai, par voie maritime également, d’environ cent cinquante réfugiés ayant quitté Ostende à bord de plusieurs bateaux commandés par M. F. Wansele.

 

Où se cache Saint-André-sur-Mer ?

Nous venons de le constater avec le Pont-du-Grau, Simenon déforme parfois des noms de lieux réels. Il lui arrive aussi d’en inventer de toutes pièces. Ainsi de Saint-André-sur-Mer, village charentais qui sert de cadre à la plus grande partie de Maigret à l’école. Le roman situe cette localité « à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de La Rochelle, pas loin de la pointe de l’Aiguillon ». Or, si nous suivions cette indication à la lettre, la réalité nous conduirait au large, en plein pertuis Breton ! En fait, le village ressemble fort à Marsilly, comme l’observe Paul Mercier : « Le premier venu reconnaît Marsilly dès les premières pages »[8]. Sans doute. Cependant, Marsilly ne se trouve qu’à huit kilomètres au nord de La Rochelle, tandis que la « quinzaine de kilomètres » mentionnée dans le roman  nous entraînerait plutôt, au-delà de Marsilly, du côté d’Esnandes et de Charron. Or, nous avons le sentiment que la scène du roman au cours de laquelle Maigret sort du village et atteint la mer en suivant le jeune Jean-Paul Gastin correspondrait bien avec le trajet qui mène d’Esnandes à la proche pointe Saint-Clément.

« On ne voyait plus de fermes, plus de maisons, seulement des champs et des prés où paissaient quelques vaches. Un mamelon cachait encore la mer. La route montait légèrement. […]

Le cimetière avait disparu derrière eux, et le village. Arrivé au sommet du mamelon, le fils Gastin se mit à redescendre la pente et Maigret n’aperçut plus que son torse, puis sa tête. Un instant, il ne vit plus rien, jusqu’à ce qu’il atteignît le sommet de la côte à son tour et alors, enfin, il découvrit l’étendue miroitante de la mer, avec une île, lui sembla-t-il, dans le lointain, ou bien la Pointe de l’Aiguillon, et quelques barques de pêche aux voiles brunes qui paraissaient suspendues dans l’espace ».

Maigret à l’école

Esnandes: Pointe Saint-Clément

Esnandes: Pointe Saint-Clément. Photo J. Simenon, sept. 2013

Les gens du pays nomment le Gros Coin cet endroit qui constitue le port d’Esnandes. S’y amorce depuis 1935 une longue chaussée qui permet d’atteindre les bouchots, à trois kilomètres du rivage. D’autres éléments de Saint-André-sur-Mer font penser à une transposition d’Esnandes : « la masse sombre de l’église » pourrait évoquer l’imposante église fortifiée de ce village et l’auberge de Saint-André s’appelle le Bon-Coin… Sans doute est-ce le moment de rappeler qu’il arrive parfois à Simenon de procéder par amalgame dans son travail de création.

Esnandes: l'église

Esnandes: l’église. Photo J. simenon, sept. 2013

Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, on se perd aussi en conjectures touchant la raison qui a motivé chez l’écrivain l’invention du toponyme Saint-André-sur-Mer dans cette région où il ne s’est jamais gêné pour désigner par leur véritable nom, dans d’autres fictions, les villages de Marsilly, Esnandes ou Charron… Autre question : pourquoi, parmi tous les toponymes possibles à inventer, avoir choisi celui de Saint-André-sur-Mer ? Sur ce point aussi, nous pouvons émettre une hypothèse. En 1943, replié à cause de la guerre dans le bourg vendéen de Saint-Mesmin, Simenon souhaite acquérir une propriété sur la côte belge pour y faire construire une « villa d’hiver » et il fait part de son envie à Ivan Renchon, son beau-frère architecte avec lequel il est en relations épistolaires (lettre du 23 avril 1943 ; collection privée). Ivan consulte alors un agent immobilier gantois nommé Bouquillon qui lui envoie le 15 juillet des propositions de terrains à vendre situés à… Saint-André-sur-Mer ! Un Saint-André-sur-Mer belge qui désigne encore de nos jours — sous le nom à moitié néerlandisé de Sint-André — un quartier d’Oostduinkerke, au bord de la mer du Nord. Serait-il possible que Simenon se soit souvenu de ce nom dix ans plus tard, alors qu’il était installé à Lakeville, dans le lointain Connecticut, pour désigner l’endroit où il envoie Maigret « à l’école » ? Pourquoi pas ?

 

Le casino de Royan

Soyons sûrs que Simenon, quand il était domicilié dans les environs de La Rochelle, a sillonné toute la région. Ainsi se souvient-il dans ses Mémoires intimes qu’« avant la guerre », il se rendait parfois à Royan : « J’ai connu cette petite ville, à l’embouchure de la Garonne, lorsqu’elle était surtout composée de jolies villas […]. On y voyait partout de la verdure, et des voiles blanches glissaient sur une mer calme, devant la plage aux parasols bariolés ». L’œuvre romanesque conserve des traces de la ville :

« L’été continuait, radieux et chaud. Ce dimanche-là était plus radieux encore qu’un jour de semaine, avec une menace d’orage au fond de l’air, et le Petit Docteur avait poussé sa cinq chevaux pétaradante et brinquebalante jusqu’à Royan. […]
La plage, à quatre heures de l’après-midi, était couverte de corps bronzés, de shorts, de maillots et de peignoirs multicolores. Dans le kiosque, au milieu des jardins du casino, des musiciens jouaient des airs d’opérette et des familles buvaient des orangeades autour des petites tables d’osier.
Machinalement, en cherchant l’ombre, Jean Dollent, que tout le monde appelait le Petit Docteur, était entré dans la salle de boule où une trentaine de personnes s’agitaient près du tapis vert.
— Messieurs, faites vos jeux… Rien ne va plus !… Le sept !… »

La Demoiselle en bleu pâle

« Royan, son immense casino blanc, ses villas et la blondeur du sable parsemé de maillots et de parasols multicolores ».

La Vérité sur Bébé Donge

 

Royan: le casino

Royan: le casino

 

Une trentaine d’années plus tard, alors qu’il vit en Suisse, Simenon souhaite voir la « ville nouvelle » de Royan, reconstruite après les bombardements de 1945. Il s’y rend en famille durant l’été 1966, mais il souffre de névrite, ce qui l’oblige à écourter ses vacances, et son état maladif lui fait voir tout en noir :

« C’est une ville de rêve que je compte retrouver pour mes enfants. […]
Je suis déçu. La fameuse “ ville nouvelle ”, que ses concurrents craignaient, a perdu sa verdure d’antan. Des rues rectilignes, des immeubles de béton ont remplacé les villas. […]
Le Remblai est une vraie foire foraine où s’alignent des boutiques à hot dogs et à hamburgers dont l’odeur se mêle à celle, non moins grasse, des crêperies, car les crêpes, fort peu bretonnes, sont à la mode. De tous les petits bistrots s’échappent les sons assourdissants des boîtes à musique. […]
Deux ou trois fois, je pénètre au casino où on ne joue qu’à la boule. J’y joue machinalement. Il m’est indifférent de gagner ou de perdre ».

Mémoires intimes

 

 

 


 

[1] Petite Histoire de Marsilly, Publication de la Société d’archéologie de l’Aunis, La Rochelle, n° 21, 1989, p. 17.

[2] Lettre de Georges Simenon à Lucien Descaves datée de Nieul-sur-Mer, le 27 février 1940 (collection privée).

[3] Lettre de Georges Simenon à Louis Renou datée du 5 novembre 1982 ; Fonds Simenon de l’Université de Liège

[4] op. cit., p. 40

[5] « La Vie », n° 2998, 13 février 2003

[6] Georges Simenon-André Gide, …sans trop de pudeur. Correspondance 1938-1950

[7] Indices pour une enquête, « La France Charente-Maritime », 4 juillet 1991.

[8] Les Chemins charentais de Simenonop. cit., p. 107.

Revoir la Normandie de Gide et Simenon: Cuverville, Dieppe

En cette fin de moi d’août, je profite de l’invitation de la mairie de Deauvile à l’inauguration d’une plaque commémorant le séjour de mon père dans cette ville en 1931 pour visiter les différentes villes normandes où il a séjourné.

Lundi 26 août: Cuverville et Dieppe, avec pour m’accompagner, La France de Simenon en images de Michel Lemoine et Claude Menguy, dont je cite ci-dessous (en noir) des extraits concernant ces villes.

 


Afficher Simenon en Normandie sur une carte plus grande

 

Une escapade normande et gidienne à Cuverville

À Paris, en 1945, Simenon se démène afin de recevoir un ordre de mission pour le Canada : « Ce sera une bataille pour obtenir passeport et visas », note Régine dans ses Souvenirs. Il s’absente pourtant assez souvent de la capitale ; par exemple, il fait des sauts à Londres, son départ devant s’effectuer en bateau depuis l’Angleterre. En voiture, il conduit aussi André Gide, retrouvé avec joie à Paris, jusqu’au château familial de Cuverville, que l’auteur de La Porte étroite affectionnait tant. Simenon évoque ce déplacement, qui a eu lieu en juin, lorsqu’il enregistre en 1979 des souvenirs normands pour France 3 / Radio-Normandie.

« Mon dernier voyage en Normandie a eu lieu en compagnie d’André Gide en 1945. La fin de la guerre lui donnait enfin l’occasion de reprendre contact avec sa maison natale [sic] de Cuverville. Nous y sommes arrivés cahin-caha et nous avons trouvé une villa qui avait dû être charmante au milieu d’un grand jardin. Malheureusement, la villa était décrépite et le jardin était complètement inculte ».

Sur les traces de Georges Simenon en Normandie

Ces termes dépréciatifs contrastent avec ce qu’il écrit à chaud au « Maître » :

« J’ai gardé un merveilleux souvenir des deux jours que vous avez bien voulu partager avec moi et l’auto, avec son moteur neuf, est plus gaillarde qu’avant. […] Merci encore, mon cher Maître, pour les deux jours de Normandie ».

Sans trop de pudeur. Correspondance 1938-1950

Cuverville est situé très près de Criquetot-l’Esneval et dépendait de ce bourg en matière postale. Est-ce dès lors un hasard si, dans Le Bateau d’Émile, nouvelle écrite peu après le voyage à Cuverville, François Larmentiel possède « un petit château du côté de Criquetot »? On pourrait objecter à cette hypothèse que le château de Cuverville n’est pas précisément petit, mais les souvenirs livrés à France 3 / Radio-Normandie ne sont guère laudatifs non plus et n’utilisent même pas le terme de « château ».

 

L’hôtel du Rhin et de Newhaven

Si le prolifique écrivain compose à Marsilly une dizaine de romans, il le fait entre des voyages qui le conduisent en Afrique équatoriale du 17 juin à la fin août 1932, en Europe de l’Est de la mi-février à la mi-mars 1933, en Turquie et sur le littoral soviétique de la mer Noire du 25 mai au 26 juillet de la même année. Il continue cependant à parcourir la France et fait notamment à Dieppe un séjour que nous situons en octobre 1933, peut-être au retour d’un voyage à Londres. À cette occasion, il descend à l’hôtel du Rhin et de Newhaven, 12, boulevard de Verdun, et note cette appréciation, malheureusement non datée, dans le Livre d’Or de l’établissement : « J’ai bien mangé au Rhin ». La ville sert de cadre spatial à un roman écrit sur place ou peu après et paru en décembre 1933, L’Homme de Londres, où l’hôtel n’est pas absent :

« Un tronçon de ruelle menait à la digue, à courte distance de l’Hôtel de Newhaven. L’hôtel était signalé par deux boules en verre dépoli qui flottaient dans le brouillard comme des lunes. […]
Voilà ce qu’elle [Madame Dupré, patronne de l’hôtel] avait oublié de lui dire [à l’inspecteur Molisson] : au-dessus de la salle à manger et du hall, il y avait une terrasse de plain-pied avec les fenêtres des chambres ! »

L’Homme de Londres

 

Dieppe, Hôtel du Rhin et de Newhaven

Dieppe, Hôtel du Rhin et de Newhaven

Dieppe, Hôtel du Rhin et de Newhaven

Dieppe, ce qui reste de l’Hôtel du Rhin et de Newhaven. Photo J. Simenon, août 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand Simenon séjourna dans l’hôtel, alors tenu par la famille Ruette, la façade venait d’être rénovée.

 

La cabine de l’aiguilleur

Le héros de L’Homme de Londres, Louis Maloin, exerce le métier d’aiguilleur à la gare maritime de Dieppe.

« À huit heures moins deux, il passait en face de la gare maritime. À huit heures moins une, il commençait à gravir l’échelle de fer conduisant à son perchoir.
Il était aiguilleur. Contrairement aux autres aiguilleurs, dont la cabine se trouve en dehors de la vie normale, plantée parmi les voies, les remblais et les signaux, il avait la sienne en pleine ville et même en plein cœur de la ville. Cela tenait à ce que sa gare n’était pas une vraie gare, mais une gare maritime. Les bateaux qui arrivaient d’Angleterre deux fois par jour, à une heure et à minuit, se rangeaient le long du quai. Le rapide de Paris, quittant la gare ordinaire, à l’autre bout de Dieppe, traversait les rues comme un tramway et s’arrêtait à quelques mètres du navire.
Il n’y avait que cinq voies en tout, et pas de palissades, pas de talus, rien qui séparât le monde du rail du monde tout court ».

L’Homme de Londres

Dieppe, la gare maritime

Dieppe, la gare maritime

Dieppe, quai Henri IV

Dieppe, quai Henri IV. Photo J. Simenon, août 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur l’illustration de gauche ci-dessus, la cabine de l’aiguilleur se détache nettement devant la gare maritime.

 

1945: Une dernière image de France avant longtemps

Dès qu’il a enfin obtenu les documents nécessaires à sa mission outre-Atlantique, Simenon quitte la France le 5 ou le 6 septembre 1945, embarquant à Dieppe avec Régine et Marc pour gagner Newhaven. Il devra toutefois patienter pendant une dizaine de jours à Londres, le temps que des places soient libres à bord d’un bateau danois en partance pour l’Amérique depuis Southampton, le « Lalandia ».

« Début septembre 1945. Dieppe et le bateau pour Newhaven. J’ai bien un peu une impression d’exil, en tout cas de quitter ce qui fut solide, immuable ».

Tigy Simenon, Souvenirs

« Nous ne nous embarquons pas seulement pour les Amériques, mais pour une autre période de notre vie ».

Tigy Simenon, Souvenirs

Pourquoi ne pas citer ici un texte de Simenon lui-même ? Parce que, dans son reportage intitulé Au Chevet du monde malade, il laisse entendre que le trajet vers l’Angleterre s’est effectué en avion…  Mensonge éhonté ? Reconstitution due à un trou de mémoire ? Ni l’un ni l’autre : demi-vérité, plutôt. Des documents officiels issus du Bureau britannique d’enregistrement des étrangers et conservés au Fonds Simenon de l’Université de Liège certifient en effet que Simenon a bel et bien atterri à Croydon le 20 août 1945, mais qu’il a quitté le Royaume-Uni le 30 août pour y rentrer, via Newhaven, le 6 septembre.

Revoir la Normandie de Simenon: Fécamp

En cette fin de moi d’août, je profite de l’invitation de la mairie de Deauvile à l’inauguration d’une plaque commémorant le séjour de mon père dans cette ville en 1931 pour visiter les différentes villes normandes où il a séjourné.

Dimanche 25 août: Fécamp, avec pour m’accompagner, La France de Simenon en images de Michel Lemoine et Claude Menguy, dont je cite ci-dessous (en noir) des extraits concernant ces villes.

 


Afficher Normandie sur une carte plus grande

 

Ambitions maritimes

Enthousiasmé par son périple sur les voies navigables françaises, Simenon entend satisfaire d’autres appétits et décide à son retour de « faire construire un vrai bateau, un cotre solide et trapu comme ceux des pêcheurs de Fécamp » (Un homme comme un autre). Il se rend donc en 1928 dans la cité des Terre-Neuvas, qu’il a découverte dès 1925, afin de concrétiser son rêve de posséder un bâtiment qui puisse affronter la mer. Quiconque s’intéresse à l’attrait exercé par l’élément marin sur le Simenon de ces années-là et veut comprendre ses implications profondes ne peut se dispenser de consulter la substantielle étude de Paul Mercier, « L’appel de la mer. Simenon dans le sillage d’Alain Gerbault et de Jack London »[1].

« Il n’est plus question d’un jouet de plaisance dont on suit de loin l’évolution des voiles blanches, encore moins de ces petits engins à moteur puissant, traçant un sillage d’écume, avec lesquels on se grise de vitesse. Ces bateaux-là ne caressent pas la mer mais semblent la déchirer rageusement. Ce dont je rêve, ce que je veux, c’est un bateau robuste, à l’air pataud, comme ceux des pêcheurs du Nord, assez spacieux pour que nous puissions y vivre à quatre, Tigy, Boule, Olaf et moi.

Je me précipite à Fécamp dont on respire, dès la gare, la forte odeur de morue et de hareng et où il reste quelques terre-neuvas à voiles parmi les coques de métal noir qui s’entrechoquent dans le port en attendant le grand départ ».

Mémoires intimes

 

Fécamp: vue générale

Fécamp: vue générale

Fécamp: la gare

Fécamp: la gare. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

Illustration de gauche: vue générale avec la gare à l’avant-plan à droite. Au centre, le bassin Bérigny où l’on distingue les mâts des terre-neuviers qui attendent le printemps pour reprendre la mer et faire le plein de morue sur le grand banc de Terre-Neuve. Au-delà du bassin Bérigny, on aperçoit l’avant-port, devenu aujourd’hui port de plaisance, tanndis qu’à gauche se détache la flèche du palais Bénédictine. Illustration de droite: la gare aujourd’hui.

 

Fécamp: le port

Fécamp: le port

Cette carte postale écrite en 1935 illustre à merveille le propos de Simenon puisque s’y côtoient, dans le bassin Bérigny dominé par l’église Saint-Étienne, d’anciens voiliers et des bateaux à vapeur aux « coques de métal » destinés à prendre leur relève. Dans son reportage de 1934 intitulé Inventaire de la France ou Quand la crise sera finie, Simenon constate que « les fils de pêcheurs sont partis vers les villes », mais il prédit qu’ils en « reviendront comme mécaniciens, puisque, aussi bien, la voile a fait son temps ». Mieux encore : après avoir interrogé des armateurs, il partage leur avis selon lequel les « chalutiers à vapeur […] sont démodés et doivent être remplacés aujourd’hui par des bateaux à moteur, plus rapides et plus économiques ».

 

À la recherche d’un chantier

Quand Simenon était venu à Fécamp en 1925, il n’y existait pas moins de quatre chantiers de construction navale : trois d’entre eux étaient installés côte à côte sur le sillon de galets protégeant la bordure occidentale de l’avant-port, entre celui-ci et la mer, tandis que le quatrième, le chantier Argentin, s’était établi en 1920 à l’autre extrémité des installations portuaires, tout au fond du bassin Freycinet, dans son coin Nord-Est. Lorsque l’écrivain revient à Fécamp en 1928, un des chantiers de l’avant-port a disparu, mais un autre, promis à un bel avenir, vient d’être aménagé au Sud du chantier Argentin. C’est cependant sur l’entreprise de Georges Argentin que Simenon jette son dévolu. Il se souviendra de ce patronyme quand il nommera Argentin une enfant d’Étretat dans Marie-Mystère, un marchand de bateaux des Sables-d’Olonne dans Folie d’un soir et un charpentier de navire dans Les Demoiselles de Concarneau.

Fécamp: chantier Argentin

Fécamp: chantier Argentin

Fécamp: emplacement du chantier Argentin

Fécamp: emplacement du chantier Argentin. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On peut penser que  le choix de ce chantier n’est pas étranger à la présence de Boule depuis trois ans aux côtés du romancier. Celui-ci, croyons-nous, parmi d’autres conseils, se sera informé auprès du père de sa cuisinière, Henri Liberge, qui apparaît précisément dans les Mémoires intimes au moment où Simenon se remémore son arrivée à Fécamp en 1928 :

« Le village de Boule [Bénouville] n’est qu’à quelques kilomètres, perché au bord de la falaise blanche. Son père a vécu une vingtaine de campagnes de Terre-Neuve à bord d’une goélette qui ne rentrait au port qu’au bout de huit mois. Onze fois, à son retour, il a fait un enfant à sa femme avant de repartir pour la plus courte campagne du hareng qu’on va chercher au nord des côtes anglaises et qu’on suit tout au long de son exode annuel vers Fécamp ».

Mémoires intimes

La construction de l’« Ostrogoth »

Durant l’hiver 1928-1929, Simenon multiplie donc les voyages à Fécamp où il suit de près la construction de son bateau :

« Le jour, je suis sur le chantier naval à discuter de mon bateau avec le constructeur. Il sera en chêne épais, avec un mât assez court, pour que les lourdes voiles couleur cachou puissent être hissées par un seul homme. […]
Le bateau prend forme et, parce qu’il a la rudesse de notre lointain ancêtre, je le baptise l’“ Ostrogoth ” ».

Mémoires intimes

 

Fécamp: construction de l'"Ostrogoth"

Fécamp: construction de l'”Ostrogoth”. Photo GS, © Simenon.TM

Un seul témoignage extérieur a été recueilli concernant les nombreuses venues de l’écrivain à Fécamp. Il est vague et énigmatique, mais amusant : « On a pu retrouver une anecdote. Lorsque Simenon venait suivre l’avancement de la construction de son bateau, les ouvriers charpentiers disaient : “ Tiens, v’là Sim’non avec sa poupée ! ” » Et l’enquêteur d’ajouter malicieusement un commentaire inspiré par cette présence féminine inusitée sur un tel chantier : « Le monde des charpentiers de navires et des calfats était peu coutumier de ce genre de rencontres » [2] On peut se demander qui était cette « poupée ». Régine ? Sans doute a-t-elle parfois accompagné son mari, mais ses Souvenirs sont évasifs et laconiques sur ce point : « C’est à Fécamp que nous ferons construire notre nouvelle maison flottante » Et puis, le terme de « poupée » ne lui convient guère. Boule alors ? Pourquoi pas ? Elle a bien dû profiter de l’un ou l’autre de ces voyages à Fécamp pour venir saluer sa famille de Bénouville. Une autre possibilité est suggérée par Simenon lui-même : « Parfois je vais seul à Fécamp, et couche deux ou trois nuits consacrées à ma passion pour les femmes qui égale mon récent amour pour la mer » (Mémoires intimes). Quoi qu’il en soit, c’est avec sa femme que René Bécherel visite dans La Femme en deuil, roman écrit selon toute vraisemblance en 1929, un chantier naval de La Rochelle qui est sans doute inspiré par celui de Fécamp :

« Ils passèrent près d’un chantier de constructions navales.
Du coup, Bécherel oublia qu’il avait parlé d’acheter un vieux bateau.
— Si on entrait ? murmura-t-il.
Et un quart d’heure plus tard, il était plus heureux qu’un roi. Il errait dans les chantiers, près des carènes à peine esquissées parmi les embarcations petites et grandes, les unes déjà vernies, les autres encore à l’état de squelette.
Le directeur le conduisait lui-même et le bateau rêvé prenait forme, peu à peu, au cours de cette balade.
Il y avait des piles de bois durs, d’acajou, de bois de tek, de pins du nord qui répandaient une bonne odeur de forêt. Quelque part, on goudronnait une vieille carène. Ailleurs, on mettait un glisseur au point.
— Vous voyez ce que je veux, n’est-ce pas ? s’emballait René. Un bateau qui soit un bateau ! Un bateau capable de faire du commerce, de la pêche, n’importe quoi ! Un bateau qui serve à quelque chose, enfin ! »

Georges Sim, La Femme en deuil

 

Tempête, pluie et boue

Lorsqu’il n’est pas sur le chantier, Simenon arpente les quais visqueux et malfamés de Fécamp, s’imprègne de l’ambiance particulière de la ville et de la zone portuaire, surpris par son atmosphère hivernale, si différente de celle qu’il avait découverte durant l’été de 1925. On ne s’étonnera donc pas qu’il l’ait privilégiée pour peindre la ville qui inspire tant de ses pages. Même dans son Inventaire de la France, il attribue à son port modèle les caractéristiques de Fécamp le plus souvent retenues.

« Le ciel était lourd de pluie, comme c’est fréquent là-bas, l’eau du bassin presque noire. Des wagons stationnaient le long du quai et on déchargeait, en vrac, la morue, dont l’odeur imprégnait toute la ville. Les marins, débarqués du matin, étaient partis au bras de leurs femmes, qui les avaient guettés au bout de la jetée, agitant des mouchoirs dès l’entrée du bateau dans le chenal. Tous n’avaient pas de femme et d’enfants. Beaucoup, qui venaient de passer des mois sur les bancs de Terre-Neuve, étaient déjà attablés dans les cafés du port, à boire du café arrosé ou du fil-en-quatre ».

Les Anneaux de Bicêtre

« Il plut presque tous les jours, pendant cette quinzaine-là, avec un ciel qui courait bas, une mer grise, moutonneuse, et du vent de suroît. Quand bien même il y avait une éclaircie de quelques heures, le pavé des quais, toujours gluant de poisson, n’avait pas le temps de sécher et les bottes des pêcheurs traçaient des sillons mouillés dans la sciure des cafés ».

Le Bateau d’Émile

« On n’aurait pas pu dire […] si ce qui mouillait les pavés et les échines était de la pluie du ciel ou la poussière des vagues qui s’écrasaient là-bas sur les galets, avec un roulement monotone de préparation d’artillerie ».

Les Rescapés du « Télémaque »

« Sortant de la gare, il [Charles Canut] découvrait le bassin lourd de pluie et de salure, ces quais noirâtres, visqueux, ces petites maisons mal alignées, Fécamp, en somme, c’est-à-dire tout son univers ».

Les Rescapés du « Télémaque »

« Le hasard a fait que j’ai [le narrateur] toujours vu Fécamp sous la pluie et sous les rafales. Alors il est sinistre. L’air est saturé d’une âcre odeur de morue. Partout on marche dans une boue pleine de viscères de poisson et de résidus innommables ».

L’Énigme de la « Marie-Galante »

« L’été, vous ne les avez sans doute pas remarqués [les armateurs]. C’est l’hiver qu’il faut les voir, quand la mer et les ports appartiennent aux marins.

Alors, par un matin de crachin ou de neige fondue, vous les verrez, les mains dans les poches d’un ciré noir, les pieds dans des sabots vernis, patauger dans la boue gluante des quais que parfument les entrailles des poissons débarqués et que font scintiller les écailles ».

Inventaire de la France

 

Fécamp: coup de vague sur la jetée Sud

Fécamp: coup de vague sur la jetée Sud

 

Allons chez Léon

Nul doute que lors de ses pérégrinations sur les quais de Fécamp, Simenon ait fréquenté assidûment l’établissement de Léon Ory.

Fécamp: Chez Léon

Fécamp: Chez Léon

Fécamp: Chez Léon

Fécamp: Chez Léon. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Léon Ory était le patron de l’hôtel-restaurant du Progrès, quai de la Vicomté, où son enseigne Allons chez Léon se détachait à l’époque sur la vitre de la salle de café attenante au restaurant. Il est à l’origine des Léon omniprésents dans l’œuvre en tant que tenanciers de bistrots, de cafés, voire d’hôtels, non seulement à Fécamp, mais aussi à Paris (Les Suicidés, Le Client le plus obstiné du monde, Maigret se trompe, La Folle de Maigret, Les Innocents), près de Cézy (La Sonnette d’alarme), à Port-en-Bessin (Le Passage de la ligne) et à Rochefort (Le Riche Homme).

 

Fécamp: quai de la Vicomté

Fécamp: quai de la Vicomté

 

En fait, le propriétaire avait réuni en un seul deux établissements distincts plus anciens : le restaurant d’Auguste Isaac, à gauche, et le café Duhamel, à droite de l’illustration ci-dessus. Quant à Simenon, il a bien répondu à l’invitation de la nouvelle enseigne puisque nous « allons chez Léon » dans Pietr-le-Letton, Au Rendez-Vous-des-Terre-Neuvas, Le Comique du « Saint-Antoine » et Le Bateau d’Émile, quatre fictions qui nous font pénétrer dans ce café de Fécamp, même s’il semble parfois être situé dans un autre lieu de la ville, comme dans Pietr-le-Letton. Quelque cinquante ans plus tard, Simenon écrit encore : « Je revois toujours le Fécamp de jadis, si sympathique, le bar de “ Chez Léon ” et ses habitués »[3] [4].

L’hôtel-restaurant Le Progrès existe encore de nos jours. Un établissement  contigu doit son enseigne Le Bout Menteux au nom familièrement donné à cet endroit de l’angle sud-est de l’avant-port où venaient s’asseoir les anciens matelots qui racontaient des histoires pas toujours vraies… Phénomène régional, sans doute, puisque la localité voisine d’Yport connaissait aussi son Bout Menteux.

Fécamp: le Bout Menteux

Fécamp: le Bout Menteux

Fécamp: le Bout Menteux

Fécamp: le Bout Menteux. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

Ou allons chez Raoul ?

Il est hautement vraisemblable que L’Homme à la cigarette, un des meilleurs romans populaires de Simenon, a été rédigé en pleine période fécampoise de l’auteur, en janvier 1929 au plus tard puisqu’il était en lecture chez Gallimard en février. Or, le chapitre premier de ce roman a justement Fécamp pour cadre et s’intitule même « Allons… chez Léon ». Curieusement, l’établissement désigné par cette enseigne dont il vient d’être question semble cependant avoir été déplacé. On retrouvera par ailleurs dans le début du roman les motifs de la pluie et de la boue qui ont manifestement frappé Simenon :

« Il n’était que neuf heures du soir, mais les trois marins qui sortirent du bureau de tabac qui fait le coin de la rue d’Étretat et du quai, à Fécamp, étaient déjà ivres.
L’un d’eux, même, le plus petit, dont les jambes semblaient noyées dans d’immenses bottes de caoutchouc qui lui montaient jusqu’au sommet des cuisses, alla s’étendre dans la boue, au beau milieu de la rue.
Et la boue, à Fécamp, c’est quelque chose ! C’est même, au mois de décembre, quelque chose d’unique, qu’il doit être impossible de trouver ailleurs.
C’est une matière noire où il entre du coaltar, des déchets de hareng frais et de morue salée, sans compter les ordures ménagères.
Là-dessus, il pleut sans discontinuer. Il pleuvait, ce soir-là. Il avait plu toute la journée et les jours précédents.
En même temps, le vent soufflait du large à tel point que des chalutiers n’avaient pu sortir du port.
Mais on n’en voyait pas moins sur les quais et dans les rues des groupes de trois ou quatre hommes qui allaient en zigzaguant de bistro en bistro. Tous étaient ivres, sans exception. Et tous avaient les poches pleines de billets crasseux dont ils exhibaient fièrement les liasses.
C’étaient les hommes de l’Atlantic, un terre-neuvier qui était rentré au port à cinq heures, après neuf mois de pêche à la morue. […]
Celui qui s’était étalé dans la boue ne se leva pas aussitôt ; il s’assit aussi confortablement que possible dans la matière gluante.
— Allons ! viens, P’tit Louis ! lui cria un camarade.
— Je veux d’abord savoir ce qu’on fait !
— On va quelque part, parbleu !
— Où ça ?
— Quelque part ! N’importe où ! Pourvu qu’il y ait à boire !
— Je veux aller chez Léon !
— Il nous mettra à la porte !
— Je te dis que je veux aller chez Léon ! Et je payerai une tournée générale ! […]

Ils n’avaient que cinquante mètres à parcourir pour atteindre un café sur les vitres duquel on pouvait lire en lettres blanches : Allons… chez Léon. […]
Le café Léon se dresse tout au bout du quai, face à l’avant-port, c’est-à-dire à un des endroits les plus déserts de Fécamp, le soir, tout au moins (car, pendant la journée, c’est là que les chalutiers déchargent le poisson).
Les vitres sont les seules à être lumineuses sur deux cents mètres de quai, et il n’y a pour leur faire concurrence qu’un méchant bec de gaz.
En face, l’eau du bassin, les bateaux amarrés, les barils de harengs et de sel.
Un décor aussi peu engageant que possible, surtout la nuit et sous une pluie diluvienne ».

Georges Sim, L’Homme à la cigarette

 

Fécamp: le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

Le roman s’ouvre à l’angle de la rue d’Étretat, devenue aujourd’hui rue du Président-Coty. Partant de là, c’est-à-dire pratiquement de l’endroit où se trouve l’établissement du Léon réel, les matelots en virée de L’Homme à la cigarette se dirigent donc vers un autre café situé à cinquante mètres, « face à l’avant-port », café auquel Simenon a attribué l’enseigne de Léon Ory. En fait, l’isolement du café Léon dans L’Homme à la cigarette participe de la transposition romanesque et de l’atmosphère inquiétante dont l’écrivain a doté le début de son roman. En revanche, d’autres notations (« c’est là que les chalutiers déchargent le poisson » ; « les bateaux amarrés, les barils de harengs et de sel ») appartiennent bien au Grand-Quai, un des lieux stratégiques de l’activité portuaire fécampoise, avec le quai Bérigny où accostaient et étaient déchargés les terre-neuviers à l’issue de leurs longues campagnes de pêche à la morue. C’est bien au Grand-Quai, en effet, que les chalutiers déchargeaient le hareng et le maquereau ; c’est là qu’avait lieu la vente du poisson à la criée ; c’est de là que les terre-neuviers partaient pour la « grande pêche ».

Fécamp: saison du hareng sur le Grand Quai

Fécamp: saison du hareng sur le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

Une auberge énigmatique

Où logeait Simenon lors de ses séjours à Fécamp ? Il ne le précise pas dans ses Dictées et demeure tout aussi vague dans ses Mémoires intimes :

« Je descendais d’habitude dans une petite auberge où il n’y avait que deux chambres et que, le soir, fréquentaient les pêcheurs de l’endroit qui sentaient encore la marée ».

Un homme comme un autre

« Je ne descends pas dans un hôtel plus ou moins confortable mais dans un bistrot du port, fréquenté par les marins, où on ne trouve que deux ou trois chambres assez primitives ».

Mémoires intimes

 

Fécamp: quai de la Vicomté

Fécamp: quai de la Vicomté

Fécamp: quai de la Vicomté

Fécamp: quai de la Vicomté. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme nous l’avons déjà signalé, les bistrots abondaient sur les quais de Fécamp. Ainsi, cette carte postale montre, à gauche et à l’avant-plan, le café Maritime qui occupe, à l’angle de la rue d’Étretat, aujourd’hui rue du Président-Coty, l’emplacement réservé à un bureau de tabac dans L’Homme à la cigarette. Les rails que l’on aperçoit à droite reliaient la gare à l’extrémité du quai de la Vicomté via le quai Bérigny, lieu traditionnel du déchargement de la morue dont on emplissait des wagons. On ne déchargeait pas le poisson le long du quai de la Vicomté, mais le chemin de fer servait ici au transport du bois utilisé par les chantiers navals situés à l’extrémité occidentale de l’avant-port. Pour en revenir au café Maritime, il cache ici l’hôtel-restaurant du Progrès de Léon Ory, aux nos 3-5 du quai de la Vicomté, quai où se trouvaient un peu plus loin le bistrot du n° 13 et, au coin de la rue de la Plage, le café de la Marine, tenu au n° 23 par Henri Gréverie. Les établissements de ce genre ne manquaient pas non plus sur le quai Bérigny, prolongement oriental du quai de la Vicomté. Lequel pouvait abriter Simenon ? Se basant sur un faisceau d’indices vraisemblables, Michel Carly privilégie celui de Léon Ory. Nous considérons pour notre part que c’était là, selon l’expression de Simenon, « un hôtel plus ou moins confortable », donc un de ceux que le romancier avait éliminés, et ous continuons à penser que Simenon a pu loger dans un des autres établissements du Grand-Quai, même s’il ne s’agit pas ici d’un acte de foi.

Fécamp: le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

À droite, le Grand-Quai, perpendiculaire aux quais Bérigny et de la Vicomté. Curieusement, un seul de ces trois quais est appelé par son nom dans l’œuvre de Simenon : le quai Bérigny, cité dans Les Anneaux de Bicêtre. Tout aussi curieusement, dans un roman et deux nouvelles, Pietr-le-Letton, L’Énigme de la « Marie-Galante »  et Le Bateau d’Émile, apparaît un quai des Belges qui n’a jamais existé à Fécamp. Le contexte indique clairement que ce quai des Belges ne se trouve pas le long de la digue, comme un boulevard homonyme, mais en pleine zone portuaire. Nous sommes en effet là « en face du bassin », « sur le quai où il y avait des wagons en déchargement, un morutier qui était arrivé la veille du Groenland ». Nous pensons dès lors que le quai des Belges se confond avec le réel quai Bérigny. Si c’est bien le cas, pourquoi donc le romancier a-t-il soudain mentionné le véritable nom de ce quai dans Les Anneaux de Bicêtre ? Tout simplement, croyons-nous, parce que quand il a rédigé ce roman, dix-sept ans après Le Bateau d’Émile et plus de trente ans après les deux autres écrits, Simenon avait sous les yeux un plan de Fécamp, plan d’ailleurs conservé au Fonds Simenon parmi les nombreux documents réunis par l’auteur avant de commencer à écrire Les Anneaux de Bicêtre.

 

Le chenal

 

Fécamp: le chenal

 

Si nous pensons que Simenon logeait plutôt sur le Grand-Quai, c’est notamment parce que la situation de ce quai très animé, face à l’avant-port, faisait en outre de lui un véritable poste d’observation. Ainsi, nous imaginons volontiers le romancier, si attentif aux activités portuaires, assistant depuis sa chambre aux mouvements des navires, observant par exemple leur arrivée parfois ardue et délicate dans le chenal par gros temps :

« Le cotre avait atteint le chenal où il était empoigné soudain par un violent tangage.
Car les vagues déferlaient avec force entre les pilotis des jetées.
C’était au point que parfois le bateau disparaissait complètement pour reparaître un instant plus tard sur une crête et plonger à nouveau. […]
On put croire que le cotre serait écrasé par la lame qui s’avançait vers lui, haute et droite comme un mur ».

Georges Sim, L’Homme à la cigarette

Fécamp: la jetée Sud

Fécamp: la jetée Sud

Fécamp: la jetée Sud

Fécamp: la jetée Sud. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est au pied de la jetée d’aval et de sa « passerelle montée sur pilotis », mais à marée basse, parmi les roches « entre lesquelles l’eau venait bouillonner », que se déroule la scène mouvementée au cours de laquelle Maigret poursuit Hans Johannson dans Pietr-le-Letton.

 

Fécamp: la jetée jour de tempête

Fécamp: la jetée jour de tempête

 

Ici mieux qu’ailleurs, le romancier s’est frotté au milieu de la « grande pêche », a côtoyé les derniers terre-neuvas et autres loups de mer. Ici mieux qu’ailleurs, il a pu capter les odeurs et les couleurs, s’imbiber de la vie du grand port de pêche dont il a perçu intimement le souffle qu’il restituera fidèlement dans plusieurs romans et nouvelles.

 

Le casino

Il est des images fécampoises tout aussi constantes, par exemple, celle du  casino, inséparable de l’extrémité méridionale de la digue : on ne peut manquer de repérer, « contre la falaise, la masse blanche du casino surmontée d’un pavillon français » (L’Énigme de la « Marie-Galante »), « la longue ligne blanche du casino sous la falaise d’aval » (Le Comique «Saint-Antoine»). Même durant la nuit, lors de son premier passage à Fécamp, Maigret aperçoit de loin « l’édifice indistinct du casino vide » et, pour gagner la villa que Berthe Swaan possède « au flanc de la falaise, à cinq minutes du casino », le commissaire « longea la digue déserte, contourna le casino fermé, aux murs encore ornés d’affiches de l’été précédent. Enfin, il gravit un raidillon qui s’amorçait au pied de la falaise. De-ci, de-là, il apercevait la grille d’une villa » (Pietr-le-Letton).

Fécamp: le casino

Fécamp: le casino

Fécamp: le casino

Fécamp: le casino. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

L’hôtel de la Plage

Dans Au Rendez-Vous-des-Terre-Neuvas, remarquable roman fécampois, Maigret mène l’enquête à Fécamp à la demande d’un ami d’enfance, mais, comme c’est l’époque des vacances, il se fait accompagner par son épouse et tous deux descendent à l’hôtel de la Plage, « au bord de la mer ».

Fécamp: hôtel de la Plage

Fécamp: hôtel de la Plage

Fécamp: l'hôtel de la Plage

Fécamp: l’hôtel de la Plage. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Simenon n’ignorait sans doute pas l’existence d’un réel hôtel de la Plage à Fécamp, mais dans son roman, il le déplace face à la mer, sur le boulevard des Belges de l’époque, devenu aujourd’hui boulevard Albert Ier, alors que l’hôtel se situait selon la réalité rue… de la Plage, une rue très proche du front de mer, à vrai dire, et parallèle à lui. « La terrasse de l’hôtel, face à la mer », sert d’ailleurs de cadre à une scène particulièrement dramatique du roman.

 


[1] dans « Cahiers Simenon» , n° 12, Histoires d’eaux, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1999, pp. 75-198
[2] Pierre-Charles Batoche, Georges Simenon Fécampois de cœur ?, « Paris-Normandie », 16 septembre 1989
[3] lettre de Georges Simenon à Léonce Bénnay datée de Lausanne, le 20 février 1978 (Coll. Fonds Simenon de l’Université de Liège)
[4] Sur Léonce Bénnay, qui était contremaître du chantier Argentin quand l’« Ostrogoth » y fut construit, voir « Annales du patrimoine de Fécamp », n° 5, 1998, pp. 50-57, et Claude Menguy, Simenon, capitaine de l’“ Ostrogoth ”, dans « Cahiers Simenon », n° 12, Histoires d’eaux, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1999

Revoir la Normandie de Simenon: Étretat, Bénouville et Yport

En cette fin de moi d’août, je profite de l’invitation de la mairie de Deauvile à l’inauguration d’une plaque commémorant le séjour de mon père dans cette ville en 1931 pour visiter les différentes villes normandes où il a séjourné.

Samedi 24 août: Étretat, Bénouville et Yport, avec pour m’accompagner, La France de Simenon en images de Michel Lemoine et Claude Menguy, dont je cite ci-dessous (en noir) des extraits concernant ces villes.

 


Afficher Normandie sur une carte plus grande

 

Étretat, la Bicoque

Lors de son séjour à Bénouville durant l’été 1935, Simenon découvre Fécamp : « En 1926 [sic ; lire “ 1928 ”], je devais retourner à Fécamp où il m’était déjà arrivé de me rendre en partant de Bénouville et en passant par Yport » (« Sur les traces de Georges Simenon en Normandie »[1]). L’écrivain découvre aussi alors Étretat et ses bains de mer. Septuagénaire, il se souvient d’eux tout en nourrissant quelques regrets à leur égard : « À vingt ans, je me suis baigné à Étretat, alors très à la mode. Un écriteau interdisait de rester en maillot sur les plages de galets. On devait porter une longue sortie de bain et ne la quitter qu’au moment d’entrer à l’eau » (Jour et nuit). Simenon a-t-il aussi découvert dès ce moment une villa de la station balnéaire nommée la Bicoque ? C’est là en tout cas qu’il domicilie Valentine Besson, principale protagoniste d’un de ses romans écrit vingt-quatre ans plus tard à Carmel, cité californienne bien éloignée de la Normandie.

La villa, aujourd’hui appelée ” Haut-Mesnil” a appartenu à Emile-André Lecomte du Nouy, architecte célèbre pour avoir restauré de nombreux monuments en Roumanie. Sa femme, Hermine Oudinot, a écrit des romans qui eurent leur heure de renom. Mais Hermine Lecomte du Nouy est surtout connue pour avoir été l’amie de Guy de Maupassant. Déjà malade et souffrant de la vue Maupssant aimait s’allonger dans l’ombre du jardin, tandis qu’Hermine lui faisait la lecture (entre autres, les lettres de Diderot à Sophie Volland) [cf Association Guillaume Budé].

« Il [Maigret] demanda à un livreur de lui indiquer la Bicoque, et on lui désigna un chemin qui serpentait en pente douce au flanc de la colline, bordé de quelques villas entourées de jardins. Il s’arrêta à une certaine distance d’une maison enfouie dans la verdure […].

Il poussa la barrière, qui n’était pas fermée, et, ne voyant pas de sonnette, pénétra dans le jardin. Nulle part encore il n’avait vu une telle profusion de plantes dans un espace aussi restreint. Les buissons fleuris étaient si serrés qu’ils donnaient l’impression d’une jungle et, dans le moindre espace laissé libre, jaillissaient des dahlias, des lupins, des chrysanthèmes, d’autres fleurs que Maigret ne connaissait que pour les avoir vues reproduites en couleurs vives sur les sachets de graines, dans les vitrines ; et on aurait dit que la vieille dame avait tenu à utiliser tous les sachets.

Il ne voyait plus la maison, dont, de la route, il avait aperçu le toit d’ardoise au-dessus de la verdure. Le chemin zigzaguait et, à certain moment, il dut prendre à droite au lieu de prendre à gauche, car il émergea, après quelques pas, dans une cour aux larges dalles roses […].
— Mme Besson est ici ?
Elle [une servante] se contenta de lui désigner des fenêtres à petits carreaux entourées de vigne vierge ».

Maigret et la vieille dame

 

Étretat, la Bicoque

Étretat, la Bicoque

Étretat, la Bicoque

Étretat, la Bicoque (?). Photo J. Simenon, août 2013

 

L’hôtel des Roches-Blanches

Le seul roman où Maigret mène une enquête à Étretat mentionne un hôtel de la station balnéaire bien connu jadis : l’hôtel des Roches-Blanches.

« — Théo Besson, qui a quarante-huit ans et qui est célibataire, est en vacances à Étretat depuis deux semaines. […]
Il a sa chambre aux Roches-Blanches, l’hôtel que vous apercevez d’ici ».

Maigret et la vieille dame

 

Étretat, la plage et l'hôtel des Roches Blanches

La plage et l’hôtel des Roches Blanches

Étretat, hôtel des Roches Blanches

L’hôtel des Roches Blanches. Photo J. Simenon, août 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Trou de l’Homme

« Il [Yves Jarry] connaissait, sur la falaise d’Étretat, le fameux “ Trou de l’Homme ”, qui se creuse dans la roche à pic jusqu’à une altitude de près de cent mètres ».

Georges Sim, La Femme qui tue

Étretat, Manne Porte vue du Trou de l'Homme

Manne Porte vue du Trou de l’Homme

Étretat, falaise d'Amont vue du Trou de l'Homme

Falaise d’Amont vue du Trou de l’Homme. Photo J. Simenon, août 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’œuvre de Simenon ne cite ni la falaise d’Amont d’Étretat, que l’on peut voir à gauche sur la carte illustrant l’hôtel des Roches Blanches, ni la célèbre falaise d’Aval, ni la Manne Porte, bien visible sur le document à gauche ci-dessus, mais elle fait deux allusions au trou de l’Homme, ainsi appelé parce qu’un naufragé y trouva refuge au XVIIIe siècle. Si la première allusion, que l’on vient de lire, situe bien « sur la falaise d’Étretat » cette grotte qui s’ouvre au pied de la falaise d’Aval et est aussi appelée trou à l’Homme, la deuxième déplace entre Étretat et Yport — là où se trouve aussi Bénouville ! — « le Trou de l’Homme, qui permet de grimper jusqu’au sommet de la roche » (L’Homme à la cigarette). Nous voici thématiquement bien près de l’« Aiguille creuse » chère à Arsène Lupin et sans doute n’est-ce pas un hasard si Yves Jarry, qui n’est pas sans ressemblance avec le héros de Leblanc, cache « dans une anfractuosité de rocher, à mi-hauteur » d’une falaise proche d’Étretat, des bijoux qu’il a dérobés (L’Amant sans nom). On aura aussi remarqué, au cœur de l’extrait de Maigret et la vieille dame cité plus haut, la présence de lupins parmi les fleurs qui agrémentent le jardin de Valentine Besson. Des lupins ! À Étretat ! Hommage de la part de Simenon, qui avait lu et connu Leblanc, ainsi que sa sœur Georgette, la célèbre actrice?

 


[1] Textes dictés en 1979 pour FR 3 Radio-Normandie; Fonds Simenon de l’Université de Liège, archives Menguy

 

Bénouville, de la ferme Paumelle ou de la Mare…

Il me fallut longtemps pour trouver Bénouvile, car le village est minuscule, homonyme d’un autre bien plus important situé près de Caen, ce qui désorientait en permanence mon GPS.

Michel Lemoine et Claude Menguy ne livrant que très peu d’informations sur les différents sites de Bénouville, c’est à une véritable enquête que je du me livrer pour les identifier. La tâche ne me fut pas facilitée par une course de côte automobile qui bloquait tous les accès à ville, mais qui me permit cependant de rencontrer deux anges gardiens, Corinne Lefèvre et  son amie Fabienne Leneveu (qui habite d’ailleurs aujourd’hui avec sa famille la villa «Jouette», fortement remodelée), sans l’aide providentielle et sympathique de qui je n’aurais certainement pas abouti. Je les remercie d’autant plus chaleureusement que Bénouville fut aussi le théâtre d’une des rares rencontres désagréables de ces «repérages»: celle avec le propriétaire de la ferme Paumelle, tout boursoufflé de malbouffe et de morgue condescendante, qui se déplaçait à cheval sur… une tondeuse à gazon, et me traita agressivement de menteur quand je tentai de lui lire les quelques lignes ci-dessous.

Pendant l’été 1925, le couple Simenon prend ses premières vacances qui constituent en même temps le premier contact de l’écrivain avec la Normandie. Ce séjour estival à Bénouville, près d’Étretat, lui permet de remarquer une jeune fille de l’endroit née le 12 septembre 1906 : Henriette Liberge. Bientôt surnommée Boule, elle deviendra sa cuisinière et restera sa compagne presque tout au long de sa vie. Les parents de Boule, le marin pêcheur Henri Liberge et la ménagère Berthe , née Cornu, avaient douze enfants. On remarquera que l’univers romanesque de Simenon compte sept personnages, dont cinq Normands, nommés Liberge et onze, dont deux Normands, nommés Cornu. Henriette était employée par les Jouette, amis parisiens qui avaient invité les Simenon à Bénouville où ils occupaient une villa. Celle-ci ne disposant pas de chambre d’amis, Georges et Régine ont été hébergés dans une ferme voisine, la ferme Paumelle, qui appartenait à la famille Seydoux-Délu, les châtelains du village.

« De courtes vacances, au bord de la mer, en Normandie, où nous sommes accueillis par une amie récente qui y possédait une villa fraîche et naïve comme un jouet d’enfant. Elle nous retient, insiste pour que nous passions nos vacances dans son village proche d’Étretat. Elle n’a pas de chambre d’amis et nous louons une pièce vide dans une ferme toute proche.
Nous ne possédons pas de meubles. Nous n’allons pas en acheter, ne fût-ce qu’un lit, pour quelques semaines. Qu’à cela ne tienne : je demande à la fermière, qui parlait le vieux normand, de nous céder deux ou trois bottes de paille que nous étendons à même le sol, Tigy et moi. On nous prête une paire de draps, une table de bois blanc, une seule chaise, et nous voilà installés ».

Mémoires intimes

 

Bénouville, villa Jouette

Bénouville, villa Jouette. Photo J. Simenon, août 2013

La « villa fraîche et naïve comme un jouet d’enfant » des Jouette. La comparaison est-elle due au nom des occupants de la villa ? L’« amie récente » étant restauratrice de tableaux, c’est donc probablement Régine qui avait fait sa connaissance. Quoi qu’il en soit, le romancier se souviendra de son nom en appelant Jouette un personnage féminin de L’Aîné des Ferchaux demeurant à Caen, ville on ne peut plus normande.

 

Bénouville, ferme Paumelle

Bénouville, ferme Paumelle. Photo J. Simenon, août 2013

La ferme Paumelle, appelée aussi de la Mare, au lieu-dit le Bout de la Ville, a perdu sa fonction agricole et est devenue aujourd’hui une maison d’habitation. L’œuvre de Simenon ne compte pas moins de treize personnages, dont dix Normands, nommés Paumelle. Dans L’Amant sans nom, Yves Jarry, recherché par la police, se réfugie dans une ferme de Bénouville qui transpose celle-ci.

 

… à la villa de Magda et Nita

À Bénouville, les Simenon font aussi la connaissance d’un peintre nommé De Waele, de sa femme Magda et de leur fille Nita qui louent chaque été la villa située en face de la ferme Paumelle. Ils retrouveront Nita vingt ans plus tard à… Montréal.

« Nous logeons chez des fermiers voisins de la villa de Magda De Waele. […]
Nous avons retrouvé à Montréal une amie d’Étretat, Nita (la fille de Magda De Waele), mariée à Raoul de Malleville. Nous les verrons souvent ».

Tigy Simenon, Souvenirs

« Nous avons rencontré aussi une jeune femme que j’avais connue en même temps que Boule à Bénouville. Elle était en effet la fille des amis chez qui nous prenions certains repas et jouions au croquet […].
La jeune fille que j’avais connue jadis au-dessus des falaises d’Étretat et dont le mari était devenu cartonnier était maintenant notre amie, à Tigy et à moi. Elle venait souvent nous voir avec son mari ».

Mémoires intimes

 

Bénouville, villa De Waele

Bénouville, villa De Waele. Photo J. Simenon, août 2013

La villa occupée par les De Waele n’a pas subi de transformations notables depuis l’époque où Simenon et Régine l’ont fréquentée en 1925. Tout comme la ferme Paumelle, elle appartenait à la famille Seydoux-Délu. Quant à Nita, elle épousera en effet plus tard Raoul de Malleville qui, possédant une fabrique de cartonnages de luxe.

 

Un pays où « les vaches viennent paître jusqu’au bord extrême de la falaise »

Bénouville est mentionné dans trois nouvelles et cinq romans signés Simenon, parmi lesquels Le Président, mais le village est aussi présent dans quatre romans populaires, dont Marie-Mystère. À noter que le cabaret-épicerie évoqué dans l’extrait suivant était tenu dans la réalité par une sœur d’Henriette Liberge.

« Bénouville, qui ne compte que trois cents habitants et où ne passe aucune grande route, est situé dans un site admirable […] tout au sommet de la falaise.
Là, c’est un miracle brusque. À dix mètres l’un de l’autre, on contemple deux paysages différents. D’un côté, un horizon maritime, les rochers qui bordent les flots et qui se dressent parmi ceux-ci, le chaos constitué par les éboulis. De l’autre côté, dès le bord même de la falaise, la campagne normande, des prés, des cours de ferme pleines de pommiers, des champs…
Les vaches viennent paître jusqu’au bord extrême de la falaise.
Il est des maisons, comme celle des Dorchain, qui se dressent à moins de cinquante mètres de celle-ci.
Au village, la vie est restée simple, grâce à l’absence de grande route. Il n’y a qu’un cabaret et encore n’est-ce qu’une partie de la salle de l’épicerie qui en tient lieu. Les habitants sont pêcheurs ou cultivateurs.
Chacun, à l’automne, fait son cidre pour l’année, riche ou pauvre, et chacun met en réserve quelques bouteilles de “ pur jus ” ».

Jean du Perry, Marie-Mystère

 

Bénouville, vaches au bord de la falaise

Bénouville, vaches au bord de la falaise. Photo J. Simenon, août 2013

 

Yport

Maigret eu l’occasion de se rendre dans les parages quand une enquête l’avait conduit à Yport.

« C’est un village au pied de la falaise, à six kilomètres de Fécamp. Quelques maisons de pêcheurs. Quelques fermes alentour. Des villas, pour la plupart louées meublées pendant la saison d’été, et un seul hôtel. […]
Maigret, désœuvré, échoua fatalement sur la plage, où il s’installa à la terrasse de l’hôtel. […]
Les falaises claires à gauche et à droite. Devant, la mer, d’un vert pâle, ourlée de blanc, et le murmure régulier de la vaguelette du bord ».

Au Rendez-vous-des-Terre-Neuvas

 

Yport, vue générale

Yport, vue générale

Yport, la plage

Yport, la plage. Photo J. Simenon, août 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est difficile de déterminer si un hôtel réel correspond à l’hôtel fictif, à la terrasse duquel va se dérouler une scène importante du roman. Celui-ci mentionne en effet la présence d’« un seul hôtel » sur le front de mer, alors que quatre hôtels et une pension de famille s’y succédaient durant l’entre-deux-guerres. Ce n’est pas là la seule liberté prise par le romancier avec la réalité inspiratrice : ne lisons-nous pas que si Maigret est « désœuvré », c’est parce qu’il doit prendre le train pour Fécamp et qu’« il n’y avait pas de train pour Fécamp avant huit heures du soir » (Au Rendez-Vous-des-Terre-Neuvas) ? Un train à Yport ! Pour Fécamp ! Pourquoi pas un avion ?

Revoir la Normandie de Simenon : Deauville

En cette fin de moi d’août, je profite de l’invitation de la mairie de Deauvile à l’inauguration d’une plaque commémorant le séjour de mon père dans cette ville en 1931 pour visiter les différentes villes normandes où il a séjourné.

Vendredi 23  août: Deauville, avec pour m’accompagner, La France de Simenon en images de Michel Lemoine et Claude Menguy, dont je cite ci-dessous (en noir) des extraits concernant ces villes.

 


Afficher Normandie sur une carte plus grande

 

Mondanités à Deauville

En août 1931, Simenon se rend à Deauville à bord de l’« Ostrogoth » pour procéder le 15 à une séance de dédicaces à la librairie Hachette, en face du bar du Soleil, sur des planches.

Deauville: plaque Simenon

Deauville: plaque Simenon dévoilée le 23 août 2013 au Bar du Soleil

Deauville: John Simenon à l'emplacement de la signature de son père le 15 août 1931

Deauville: moi-même à l’emplacement de la signature de mon père le 15 août 193

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il connaissait cependant déjà la cité balnéaire dont il avait évoqué l’ambiance dès les romans populaires.

« Tous deux parcouraient lentement la plage qui fourmillait d’une multitude aussi bigarrée que possible.
Quelques groupes installés sur le sable constituaient de véritables attractions que les promeneurs se désignaient.
— Vous avez vu, là-bas, à gauche ?… C’est Rothschild… Est-ce ainsi que vous l’imaginiez, vous ?…
— Et la femme qui est avec lui ?
— Chut !… Je vais vous raconter… […]
Bien peu de gens se préoccupaient de la mer dont l’ourlet blanc venait lécher le sable en clapotant. […]
Morsan se trouva entraîné par le secrétaire vers une extrémité de la plage où un certain nombre de baigneurs s’étaient installés, entourés de tentes multicolores.
La foule, comme Mornier l’avait annoncé, ne cessait de défiler et là plus que partout ailleurs on chuchotait des noms, celui d’un peintre à la mode dont les toiles se vendaient deux cent mille francs, d’une danseuse de music-hall, de certains financiers…
La première personne que Morsan aperçut fut le banquier Reiswick dont tout le monde se fût moqué s’il n’eût été colossalement riche.
Sortant du bain, il avait revêtu un peignoir rouge et, assis sur le sable, il l’avait laissé glisser jusqu’à ses reins, découvrant son torse gras et velu, les bourrelets de son dos, un ventre ridicule.
Sa tête à bajoues, son crâne luisant complétaient ce tableau auquel la pourpre du vêtement donnait un faux air de paradis [sic ? ] d’empereur romain.
Autour de lui, d’autres personnages jeunes et vieux étaient installés, guère plus vêtus.
La mode n’était-elle pas aux bains de soleil ? »

Christian Brulls, La Figurante

 

 

Deauville: le Bar du Soleil

Deauville: le Bar du Soleil

Deauville: le Bar du Soleil

Deauville: le Bar du Soleil. Photo J. Simenon, août 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une arrestation à la Potinière

« Midi. Une journée splendide. Un soleil éclatant et la mer d’un bleu méditerranéen.
Il est impossible de trouver une chaise à la Potinière et l’on voit des gens très sélects s’asseoir par terre entre les tables.
On ne prend plus garde aux messieurs d’une élégance un peu lourde qui vont et viennent et à la présence desquels on a fini par s’habituer. […]
Mais est-ce qu’on arrête un homme sans bruit à midi, en pleine Potinière ?
Jarry, cependant, s’est assis sur une chaise laissée libre par une dame effrayée. Il fait un signe au garçon, qui hésite à s’approcher.
C’est un policier qui se décide à s’avancer.
— Veuillez me suivre ! lui dit-il. Remettez-moi vos armes… […]
Une voiture vient de s’arrêter à cinquante mètres. Elle ne peut pas s’approcher davantage, à cause des tables et de la foule ».

Christian Brulls, L’Amant sans nom

Deauville: la Potinière

Deauville: la Potinière

Deauville: la Potinière

Deauville: la Potinière, Photo J. Simenon, août 2013

 

Revoir la Normandie de Simenon: la Marie du Port-en-Bessin

En cette fin de moi d’août, je profite de l’invitation de la mairie de Deauvile à l’inauguration d’une plaque commémorant le séjour de mon père dans cette ville en 1931 pour visiter les différentes villes normandes où il a séjourné.

21 et 22 août: Port-en-Bessin, et pour m’accompagner, La France de Simenon en images de Michel Lemoine et Claude Menguy, dont je cite ci-dessous (en noir) plusieurs extraits concernant cette ville.

Après m’être réveillé à 4 heures du matin pour attraper le premier avion pour Paris et rencontrer à la suite trois producteurs intéressés par une nouvelle série Maigret pour la télé, je suis enfin, à 17h00 très exactement, en vacances. Après 280 kilomètres en voiture de location, je me retrouve à l’hôtel Ibis sur le quai professionnel du port, en face de la criée, dans une forte odeur de poisson qui me dépayse immédiatement, et finit de me convaincre que je suis réellement en vacances. Après un dîner rapide à La Fleur de Sel, et un profond sommeil bercé par les cris des mouettes et des goélands, je me lève à l’aube pour commencer mes « repérages ».

 


Afficher Normandie sur une carte plus grande

 

L’entrée du port

De 1936 à 1938, Simenon partage  son temps entre Neuilly et Porquerolles, ce qui n’empêche pas d’autres séjours, par exemple à Igls, dans le Tyrol autrichien, durant l’hiver 1936-1937, ou un voyage en Italie en août et septembre 1937. La Normandie conserve pourtant ses faveurs puisque nous le retrouvons en octobre 1937 à Port-en-Bessin où il s’installe à l’hôtel de l’Europe. Il y écrit La Marie du port, un roman dont l’action se situe notamment à Port-en-Bessin même.

Hôtel de l'Europe, quai Félix Faure

Hôtel de l’Europe, quai Félix Faure

Port-en-Bessin: Quai Félix Faure

Emplacement aujourd’hui de l’hôtel de l’Europe. © John Simenon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Modeste établissement, l’hôtel de l’Europe se trouve à gauche, au premier plan de la carte de gauche datant de 1936. De sa fenêtre donnant sur le chenal, Simenon pouvait donc assister aux manœuvres du pont tournant, au départ et à l’arrivée des bateaux de pêche, de sorte que certaines scènes de La Marie du port ont véritablement été croquées sur le vif.

« Un bateau rentrait, avec les pulsations rapides de son moteur qui battait comme un cœur essoufflé. Il se soulevait, lui aussi, dans l’étroit chenal, et on put croire un instant qu’il allait heurter le musoir. L’instant d’après, il était dans l’eau morte de l’avant-port, donnait un coup de sirène, un tout petit coup, comme pour ne pas réveiller la ville, et on entendit l’homme du pont tournant qui s’accrochait à sa manivelle ».

La Marie du port

Ce quartier de l’entrée du port a été détruit en 1944 lors des combats de la Libération. Quant à celui qui se trouve à l’arrière-plan, étagé sur la colline, il reçoit cette caractérisation :

« Les carrioles aux hautes roues et à la capote brune étaient là, près du pont tournant, car la rue où habitaient les Le Flem était trop étroite et trop en pente. C’était tout de suite après le pont. Il y avait une dizaine de maisons, les unes au-dessus des autres plutôt que les unes à côté des autres. Les pavés étaient inégaux, un ruisseau d’eau de lessive y courait toujours, des pantalons et des vareuses de marins séchaient d’un bout de l’année à l’autre sur des fils de fer. Au-dessus de la rue, on arrivait hors de la ville, dans les prés à perte de vue, avec la mer à pic à ses pieds ».

La Marie du port

Hôtel de l'Europe et café du Grand Quai, Quai Felix Faure

Hôtel de l’Europe et café du Grand Quai, Quai Felix Faure

Port-en-Bessin: Quai Félix Faure

Quai Félix Faure. © John Simenon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Décidément, l’hôtel de l’Europe, tenu jadis par Adrien Maire, n’apparaît jamais entièrement sur nos cartes postales. Vu sous un tout autre angle, il est ici au premier plan à droite de la carte de gauche, cette perspective différente permet de suivre le côté opposé du chenal, celui qui conduit aux bassins. La créperie pizzéria du Pécheur occupe aujoud’hui l’ancien emplacement de l’hôtel.

 

Le café de la Marine

L’héroïne du roman, Marie Le Flem, est serveuse au café de la Marine.

« Cela commençait à ressembler à un rite. Vers onze heures, onze heures et demie, il [Henri Chatelard] arrivait à Port-en-Bessin que, maintenant, il appelait simplement Port, à la façon des gens du pays. Il connaissait l’heure des marées, savait s’il trouverait les bateaux plantés dans la vase ou déjà à flot sur l’eau moirée de mazout. Il reconnaissait le sien, la Jeanne, juste en face de chez Jacquin, le mécanicien de marine, et il y avait toujours du monde sur le pont. Mais il ne s’arrêtait pas encore. Il n’abandonnait sa voiture qu’à la porte du Café de la Marine où il entrait en coup de vent, sans refermer la porte, ce que le patron avait remarqué.
— Salut ! […] La Marie n’est pas ici ?
— Elle fait les chambres… »

La Marie du port

Quai Félix Faure

Quai Félix Faure

Port-en-Bessin: La Marie du Port, quai Félix Faure

Quai Félix Faure. © John Simenon

 

 

 

 

 

 

 

 

Le café de la Marine transpose celui qui s’appelait à l’époque café du Grand Quai, dont l’enseigne est lisible au centre de la deuxième carte illustrant la séquence précédente. Il figure aussi au centre de celle de gauche ici : il occupe la partie gauche de l’immeuble à deux étages. Dans le fond, à l’entrée du chenal, on peut aussi apercevoir l’hôtel de l’Europe où Simenon écrivit son roman.

« Le chenal, à hauteur du pont, était étranglé par les maisons basses de Port-en-Bessin, aux façades grises et aux durs toits d’ardoises. […] L’un après l’autre, les gros dundees en bois passaient à ras du quai, à ras des maisons eût-on dit, pour aller se blottir au fond du bassin ».

La Marie du port

 

Atmosphère nocturne à Port-en-Bessin

Simenon considérait qu’avec La Marie du Port, il avait littérairement franchi un palier, même si Gide ne trouvait pas ce roman « très supérieur à six ou sept autres ». Il faut en tout cas reconnaître que l’ouvrage ne manque pas de qualités. L’extrait suivant nous semble même s’approcher de l’ambition avouée par l’auteur quand il présente son roman dans les pages d’annonces de la Nouvelle Revue Française de novembre 1938 : « Je suis loin d’avoir réalisé, hélas, ma déjà vieille ambition de réintégrer le domaine de la pensée à celui des sensations, de les confondre, de les mêler au point qu’un homme ne soit plus qu’un homme sans qu’on sache s’il pense ou s’il agit ».

« Un air glacé s’exhalait de l’obscurité vivante de la mer. Marcel grelottait, de froid mais plus encore de colère, d’impatience. Il avait la fièvre. Il parlait tout seul, sans cesser de s’hypnotiser sur ces trois rectangles clairs qui, de l’autre côté de l’étroit chenal, représentaient le Café de la Marine.
— Elle ne viendra pas… Elle n’osera pas venir…
Il s’agissait de la Marie, bien sûr […].
Non seulement elle n’oserait pas à cause de lui, mais encore à cause de l’autre, du Chatelard : elle aurait honte de paraître courir après un gamin !
Voilà ce qu’était la vie ! Et pendant ce temps-là la mer se gonflait, transperçait le jeune homme de son haleine humide qui sentait la vase. Derrière les rideaux crème, des hommes parlaient, buvaient, riaient, des brutes qui voyaient la Marie passer près d’eux, qui entendaient sa voix et qui n’étaient pas émus !
— Elle n’osera pas venir ! Je le savais…
Il y avait un fond de tricherie dans le cas de Marcel, car s’il se répétait avec tant de force qu’elle ne viendrait pas, c’était dans l’espoir d’être détrompé.
— Elle ne viendra pas !
Et le miracle se produisait enfin, le plus naturellement du monde, si naturellement que c’en était déroutant. La porte du café s’ouvrait et se refermait aussitôt tandis que la Marie se profilait sur le seuil. Elle y restait un moment, le temps de mettre son manteau sur sa tête, comme font les filles du pays quand il pleut ».

La Marie du port

La Marie du Port, quai Félix Faure

La Marie du Port, quai Félix Faure

Port-en-Bessin: Quai Félix Faure

La Marie du Port, quai Félix Faure. © John Simenon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plusieurs années séparent cette vue du quai Félix-Faure à gauche ci-dessus de la précédente. Entre-temps a eu lieu en 1949 la sortie du film La Marie du Port, de Marcel Carné, avec Jean Gabin et Nicole Courcel, dont le tournage a partiellement été effectué à Port-en-Bessin. Cet événement a incité le tenancier du café du Grand Quai à ajouter un calicot à son enseigne : « À La Marie du Port ». L’initiative a eu de l’avenir puisque le bar et le restaurant qui ont succédé au café se sont aussi appelés « La Marie du Port ».