Revoir la Normandie de Simenon: Fécamp

En cette fin de moi d’août, je profite de l’invitation de la mairie de Deauvile à l’inauguration d’une plaque commémorant le séjour de mon père dans cette ville en 1931 pour visiter les différentes villes normandes où il a séjourné.

Dimanche 25 août: Fécamp, avec pour m’accompagner, La France de Simenon en images de Michel Lemoine et Claude Menguy, dont je cite ci-dessous (en noir) des extraits concernant ces villes.

 


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Ambitions maritimes

Enthousiasmé par son périple sur les voies navigables françaises, Simenon entend satisfaire d’autres appétits et décide à son retour de « faire construire un vrai bateau, un cotre solide et trapu comme ceux des pêcheurs de Fécamp » (Un homme comme un autre). Il se rend donc en 1928 dans la cité des Terre-Neuvas, qu’il a découverte dès 1925, afin de concrétiser son rêve de posséder un bâtiment qui puisse affronter la mer. Quiconque s’intéresse à l’attrait exercé par l’élément marin sur le Simenon de ces années-là et veut comprendre ses implications profondes ne peut se dispenser de consulter la substantielle étude de Paul Mercier, « L’appel de la mer. Simenon dans le sillage d’Alain Gerbault et de Jack London »[1].

« Il n’est plus question d’un jouet de plaisance dont on suit de loin l’évolution des voiles blanches, encore moins de ces petits engins à moteur puissant, traçant un sillage d’écume, avec lesquels on se grise de vitesse. Ces bateaux-là ne caressent pas la mer mais semblent la déchirer rageusement. Ce dont je rêve, ce que je veux, c’est un bateau robuste, à l’air pataud, comme ceux des pêcheurs du Nord, assez spacieux pour que nous puissions y vivre à quatre, Tigy, Boule, Olaf et moi.

Je me précipite à Fécamp dont on respire, dès la gare, la forte odeur de morue et de hareng et où il reste quelques terre-neuvas à voiles parmi les coques de métal noir qui s’entrechoquent dans le port en attendant le grand départ ».

Mémoires intimes

 

Fécamp: vue générale

Fécamp: vue générale

Fécamp: la gare

Fécamp: la gare. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

Illustration de gauche: vue générale avec la gare à l’avant-plan à droite. Au centre, le bassin Bérigny où l’on distingue les mâts des terre-neuviers qui attendent le printemps pour reprendre la mer et faire le plein de morue sur le grand banc de Terre-Neuve. Au-delà du bassin Bérigny, on aperçoit l’avant-port, devenu aujourd’hui port de plaisance, tanndis qu’à gauche se détache la flèche du palais Bénédictine. Illustration de droite: la gare aujourd’hui.

 

Fécamp: le port

Fécamp: le port

Cette carte postale écrite en 1935 illustre à merveille le propos de Simenon puisque s’y côtoient, dans le bassin Bérigny dominé par l’église Saint-Étienne, d’anciens voiliers et des bateaux à vapeur aux « coques de métal » destinés à prendre leur relève. Dans son reportage de 1934 intitulé Inventaire de la France ou Quand la crise sera finie, Simenon constate que « les fils de pêcheurs sont partis vers les villes », mais il prédit qu’ils en « reviendront comme mécaniciens, puisque, aussi bien, la voile a fait son temps ». Mieux encore : après avoir interrogé des armateurs, il partage leur avis selon lequel les « chalutiers à vapeur […] sont démodés et doivent être remplacés aujourd’hui par des bateaux à moteur, plus rapides et plus économiques ».

 

À la recherche d’un chantier

Quand Simenon était venu à Fécamp en 1925, il n’y existait pas moins de quatre chantiers de construction navale : trois d’entre eux étaient installés côte à côte sur le sillon de galets protégeant la bordure occidentale de l’avant-port, entre celui-ci et la mer, tandis que le quatrième, le chantier Argentin, s’était établi en 1920 à l’autre extrémité des installations portuaires, tout au fond du bassin Freycinet, dans son coin Nord-Est. Lorsque l’écrivain revient à Fécamp en 1928, un des chantiers de l’avant-port a disparu, mais un autre, promis à un bel avenir, vient d’être aménagé au Sud du chantier Argentin. C’est cependant sur l’entreprise de Georges Argentin que Simenon jette son dévolu. Il se souviendra de ce patronyme quand il nommera Argentin une enfant d’Étretat dans Marie-Mystère, un marchand de bateaux des Sables-d’Olonne dans Folie d’un soir et un charpentier de navire dans Les Demoiselles de Concarneau.

Fécamp: chantier Argentin

Fécamp: chantier Argentin

Fécamp: emplacement du chantier Argentin

Fécamp: emplacement du chantier Argentin. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On peut penser que  le choix de ce chantier n’est pas étranger à la présence de Boule depuis trois ans aux côtés du romancier. Celui-ci, croyons-nous, parmi d’autres conseils, se sera informé auprès du père de sa cuisinière, Henri Liberge, qui apparaît précisément dans les Mémoires intimes au moment où Simenon se remémore son arrivée à Fécamp en 1928 :

« Le village de Boule [Bénouville] n’est qu’à quelques kilomètres, perché au bord de la falaise blanche. Son père a vécu une vingtaine de campagnes de Terre-Neuve à bord d’une goélette qui ne rentrait au port qu’au bout de huit mois. Onze fois, à son retour, il a fait un enfant à sa femme avant de repartir pour la plus courte campagne du hareng qu’on va chercher au nord des côtes anglaises et qu’on suit tout au long de son exode annuel vers Fécamp ».

Mémoires intimes

La construction de l’« Ostrogoth »

Durant l’hiver 1928-1929, Simenon multiplie donc les voyages à Fécamp où il suit de près la construction de son bateau :

« Le jour, je suis sur le chantier naval à discuter de mon bateau avec le constructeur. Il sera en chêne épais, avec un mât assez court, pour que les lourdes voiles couleur cachou puissent être hissées par un seul homme. […]
Le bateau prend forme et, parce qu’il a la rudesse de notre lointain ancêtre, je le baptise l’“ Ostrogoth ” ».

Mémoires intimes

 

Fécamp: construction de l'"Ostrogoth"

Fécamp: construction de l'”Ostrogoth”. Photo GS, © Simenon.TM

Un seul témoignage extérieur a été recueilli concernant les nombreuses venues de l’écrivain à Fécamp. Il est vague et énigmatique, mais amusant : « On a pu retrouver une anecdote. Lorsque Simenon venait suivre l’avancement de la construction de son bateau, les ouvriers charpentiers disaient : “ Tiens, v’là Sim’non avec sa poupée ! ” » Et l’enquêteur d’ajouter malicieusement un commentaire inspiré par cette présence féminine inusitée sur un tel chantier : « Le monde des charpentiers de navires et des calfats était peu coutumier de ce genre de rencontres » [2] On peut se demander qui était cette « poupée ». Régine ? Sans doute a-t-elle parfois accompagné son mari, mais ses Souvenirs sont évasifs et laconiques sur ce point : « C’est à Fécamp que nous ferons construire notre nouvelle maison flottante » Et puis, le terme de « poupée » ne lui convient guère. Boule alors ? Pourquoi pas ? Elle a bien dû profiter de l’un ou l’autre de ces voyages à Fécamp pour venir saluer sa famille de Bénouville. Une autre possibilité est suggérée par Simenon lui-même : « Parfois je vais seul à Fécamp, et couche deux ou trois nuits consacrées à ma passion pour les femmes qui égale mon récent amour pour la mer » (Mémoires intimes). Quoi qu’il en soit, c’est avec sa femme que René Bécherel visite dans La Femme en deuil, roman écrit selon toute vraisemblance en 1929, un chantier naval de La Rochelle qui est sans doute inspiré par celui de Fécamp :

« Ils passèrent près d’un chantier de constructions navales.
Du coup, Bécherel oublia qu’il avait parlé d’acheter un vieux bateau.
— Si on entrait ? murmura-t-il.
Et un quart d’heure plus tard, il était plus heureux qu’un roi. Il errait dans les chantiers, près des carènes à peine esquissées parmi les embarcations petites et grandes, les unes déjà vernies, les autres encore à l’état de squelette.
Le directeur le conduisait lui-même et le bateau rêvé prenait forme, peu à peu, au cours de cette balade.
Il y avait des piles de bois durs, d’acajou, de bois de tek, de pins du nord qui répandaient une bonne odeur de forêt. Quelque part, on goudronnait une vieille carène. Ailleurs, on mettait un glisseur au point.
— Vous voyez ce que je veux, n’est-ce pas ? s’emballait René. Un bateau qui soit un bateau ! Un bateau capable de faire du commerce, de la pêche, n’importe quoi ! Un bateau qui serve à quelque chose, enfin ! »

Georges Sim, La Femme en deuil

 

Tempête, pluie et boue

Lorsqu’il n’est pas sur le chantier, Simenon arpente les quais visqueux et malfamés de Fécamp, s’imprègne de l’ambiance particulière de la ville et de la zone portuaire, surpris par son atmosphère hivernale, si différente de celle qu’il avait découverte durant l’été de 1925. On ne s’étonnera donc pas qu’il l’ait privilégiée pour peindre la ville qui inspire tant de ses pages. Même dans son Inventaire de la France, il attribue à son port modèle les caractéristiques de Fécamp le plus souvent retenues.

« Le ciel était lourd de pluie, comme c’est fréquent là-bas, l’eau du bassin presque noire. Des wagons stationnaient le long du quai et on déchargeait, en vrac, la morue, dont l’odeur imprégnait toute la ville. Les marins, débarqués du matin, étaient partis au bras de leurs femmes, qui les avaient guettés au bout de la jetée, agitant des mouchoirs dès l’entrée du bateau dans le chenal. Tous n’avaient pas de femme et d’enfants. Beaucoup, qui venaient de passer des mois sur les bancs de Terre-Neuve, étaient déjà attablés dans les cafés du port, à boire du café arrosé ou du fil-en-quatre ».

Les Anneaux de Bicêtre

« Il plut presque tous les jours, pendant cette quinzaine-là, avec un ciel qui courait bas, une mer grise, moutonneuse, et du vent de suroît. Quand bien même il y avait une éclaircie de quelques heures, le pavé des quais, toujours gluant de poisson, n’avait pas le temps de sécher et les bottes des pêcheurs traçaient des sillons mouillés dans la sciure des cafés ».

Le Bateau d’Émile

« On n’aurait pas pu dire […] si ce qui mouillait les pavés et les échines était de la pluie du ciel ou la poussière des vagues qui s’écrasaient là-bas sur les galets, avec un roulement monotone de préparation d’artillerie ».

Les Rescapés du « Télémaque »

« Sortant de la gare, il [Charles Canut] découvrait le bassin lourd de pluie et de salure, ces quais noirâtres, visqueux, ces petites maisons mal alignées, Fécamp, en somme, c’est-à-dire tout son univers ».

Les Rescapés du « Télémaque »

« Le hasard a fait que j’ai [le narrateur] toujours vu Fécamp sous la pluie et sous les rafales. Alors il est sinistre. L’air est saturé d’une âcre odeur de morue. Partout on marche dans une boue pleine de viscères de poisson et de résidus innommables ».

L’Énigme de la « Marie-Galante »

« L’été, vous ne les avez sans doute pas remarqués [les armateurs]. C’est l’hiver qu’il faut les voir, quand la mer et les ports appartiennent aux marins.

Alors, par un matin de crachin ou de neige fondue, vous les verrez, les mains dans les poches d’un ciré noir, les pieds dans des sabots vernis, patauger dans la boue gluante des quais que parfument les entrailles des poissons débarqués et que font scintiller les écailles ».

Inventaire de la France

 

Fécamp: coup de vague sur la jetée Sud

Fécamp: coup de vague sur la jetée Sud

 

Allons chez Léon

Nul doute que lors de ses pérégrinations sur les quais de Fécamp, Simenon ait fréquenté assidûment l’établissement de Léon Ory.

Fécamp: Chez Léon

Fécamp: Chez Léon

Fécamp: Chez Léon

Fécamp: Chez Léon. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Léon Ory était le patron de l’hôtel-restaurant du Progrès, quai de la Vicomté, où son enseigne Allons chez Léon se détachait à l’époque sur la vitre de la salle de café attenante au restaurant. Il est à l’origine des Léon omniprésents dans l’œuvre en tant que tenanciers de bistrots, de cafés, voire d’hôtels, non seulement à Fécamp, mais aussi à Paris (Les Suicidés, Le Client le plus obstiné du monde, Maigret se trompe, La Folle de Maigret, Les Innocents), près de Cézy (La Sonnette d’alarme), à Port-en-Bessin (Le Passage de la ligne) et à Rochefort (Le Riche Homme).

 

Fécamp: quai de la Vicomté

Fécamp: quai de la Vicomté

 

En fait, le propriétaire avait réuni en un seul deux établissements distincts plus anciens : le restaurant d’Auguste Isaac, à gauche, et le café Duhamel, à droite de l’illustration ci-dessus. Quant à Simenon, il a bien répondu à l’invitation de la nouvelle enseigne puisque nous « allons chez Léon » dans Pietr-le-Letton, Au Rendez-Vous-des-Terre-Neuvas, Le Comique du « Saint-Antoine » et Le Bateau d’Émile, quatre fictions qui nous font pénétrer dans ce café de Fécamp, même s’il semble parfois être situé dans un autre lieu de la ville, comme dans Pietr-le-Letton. Quelque cinquante ans plus tard, Simenon écrit encore : « Je revois toujours le Fécamp de jadis, si sympathique, le bar de “ Chez Léon ” et ses habitués »[3] [4].

L’hôtel-restaurant Le Progrès existe encore de nos jours. Un établissement  contigu doit son enseigne Le Bout Menteux au nom familièrement donné à cet endroit de l’angle sud-est de l’avant-port où venaient s’asseoir les anciens matelots qui racontaient des histoires pas toujours vraies… Phénomène régional, sans doute, puisque la localité voisine d’Yport connaissait aussi son Bout Menteux.

Fécamp: le Bout Menteux

Fécamp: le Bout Menteux

Fécamp: le Bout Menteux

Fécamp: le Bout Menteux. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

Ou allons chez Raoul ?

Il est hautement vraisemblable que L’Homme à la cigarette, un des meilleurs romans populaires de Simenon, a été rédigé en pleine période fécampoise de l’auteur, en janvier 1929 au plus tard puisqu’il était en lecture chez Gallimard en février. Or, le chapitre premier de ce roman a justement Fécamp pour cadre et s’intitule même « Allons… chez Léon ». Curieusement, l’établissement désigné par cette enseigne dont il vient d’être question semble cependant avoir été déplacé. On retrouvera par ailleurs dans le début du roman les motifs de la pluie et de la boue qui ont manifestement frappé Simenon :

« Il n’était que neuf heures du soir, mais les trois marins qui sortirent du bureau de tabac qui fait le coin de la rue d’Étretat et du quai, à Fécamp, étaient déjà ivres.
L’un d’eux, même, le plus petit, dont les jambes semblaient noyées dans d’immenses bottes de caoutchouc qui lui montaient jusqu’au sommet des cuisses, alla s’étendre dans la boue, au beau milieu de la rue.
Et la boue, à Fécamp, c’est quelque chose ! C’est même, au mois de décembre, quelque chose d’unique, qu’il doit être impossible de trouver ailleurs.
C’est une matière noire où il entre du coaltar, des déchets de hareng frais et de morue salée, sans compter les ordures ménagères.
Là-dessus, il pleut sans discontinuer. Il pleuvait, ce soir-là. Il avait plu toute la journée et les jours précédents.
En même temps, le vent soufflait du large à tel point que des chalutiers n’avaient pu sortir du port.
Mais on n’en voyait pas moins sur les quais et dans les rues des groupes de trois ou quatre hommes qui allaient en zigzaguant de bistro en bistro. Tous étaient ivres, sans exception. Et tous avaient les poches pleines de billets crasseux dont ils exhibaient fièrement les liasses.
C’étaient les hommes de l’Atlantic, un terre-neuvier qui était rentré au port à cinq heures, après neuf mois de pêche à la morue. […]
Celui qui s’était étalé dans la boue ne se leva pas aussitôt ; il s’assit aussi confortablement que possible dans la matière gluante.
— Allons ! viens, P’tit Louis ! lui cria un camarade.
— Je veux d’abord savoir ce qu’on fait !
— On va quelque part, parbleu !
— Où ça ?
— Quelque part ! N’importe où ! Pourvu qu’il y ait à boire !
— Je veux aller chez Léon !
— Il nous mettra à la porte !
— Je te dis que je veux aller chez Léon ! Et je payerai une tournée générale ! […]

Ils n’avaient que cinquante mètres à parcourir pour atteindre un café sur les vitres duquel on pouvait lire en lettres blanches : Allons… chez Léon. […]
Le café Léon se dresse tout au bout du quai, face à l’avant-port, c’est-à-dire à un des endroits les plus déserts de Fécamp, le soir, tout au moins (car, pendant la journée, c’est là que les chalutiers déchargent le poisson).
Les vitres sont les seules à être lumineuses sur deux cents mètres de quai, et il n’y a pour leur faire concurrence qu’un méchant bec de gaz.
En face, l’eau du bassin, les bateaux amarrés, les barils de harengs et de sel.
Un décor aussi peu engageant que possible, surtout la nuit et sous une pluie diluvienne ».

Georges Sim, L’Homme à la cigarette

 

Fécamp: le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

Le roman s’ouvre à l’angle de la rue d’Étretat, devenue aujourd’hui rue du Président-Coty. Partant de là, c’est-à-dire pratiquement de l’endroit où se trouve l’établissement du Léon réel, les matelots en virée de L’Homme à la cigarette se dirigent donc vers un autre café situé à cinquante mètres, « face à l’avant-port », café auquel Simenon a attribué l’enseigne de Léon Ory. En fait, l’isolement du café Léon dans L’Homme à la cigarette participe de la transposition romanesque et de l’atmosphère inquiétante dont l’écrivain a doté le début de son roman. En revanche, d’autres notations (« c’est là que les chalutiers déchargent le poisson » ; « les bateaux amarrés, les barils de harengs et de sel ») appartiennent bien au Grand-Quai, un des lieux stratégiques de l’activité portuaire fécampoise, avec le quai Bérigny où accostaient et étaient déchargés les terre-neuviers à l’issue de leurs longues campagnes de pêche à la morue. C’est bien au Grand-Quai, en effet, que les chalutiers déchargeaient le hareng et le maquereau ; c’est là qu’avait lieu la vente du poisson à la criée ; c’est de là que les terre-neuviers partaient pour la « grande pêche ».

Fécamp: saison du hareng sur le Grand Quai

Fécamp: saison du hareng sur le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

Une auberge énigmatique

Où logeait Simenon lors de ses séjours à Fécamp ? Il ne le précise pas dans ses Dictées et demeure tout aussi vague dans ses Mémoires intimes :

« Je descendais d’habitude dans une petite auberge où il n’y avait que deux chambres et que, le soir, fréquentaient les pêcheurs de l’endroit qui sentaient encore la marée ».

Un homme comme un autre

« Je ne descends pas dans un hôtel plus ou moins confortable mais dans un bistrot du port, fréquenté par les marins, où on ne trouve que deux ou trois chambres assez primitives ».

Mémoires intimes

 

Fécamp: quai de la Vicomté

Fécamp: quai de la Vicomté

Fécamp: quai de la Vicomté

Fécamp: quai de la Vicomté. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme nous l’avons déjà signalé, les bistrots abondaient sur les quais de Fécamp. Ainsi, cette carte postale montre, à gauche et à l’avant-plan, le café Maritime qui occupe, à l’angle de la rue d’Étretat, aujourd’hui rue du Président-Coty, l’emplacement réservé à un bureau de tabac dans L’Homme à la cigarette. Les rails que l’on aperçoit à droite reliaient la gare à l’extrémité du quai de la Vicomté via le quai Bérigny, lieu traditionnel du déchargement de la morue dont on emplissait des wagons. On ne déchargeait pas le poisson le long du quai de la Vicomté, mais le chemin de fer servait ici au transport du bois utilisé par les chantiers navals situés à l’extrémité occidentale de l’avant-port. Pour en revenir au café Maritime, il cache ici l’hôtel-restaurant du Progrès de Léon Ory, aux nos 3-5 du quai de la Vicomté, quai où se trouvaient un peu plus loin le bistrot du n° 13 et, au coin de la rue de la Plage, le café de la Marine, tenu au n° 23 par Henri Gréverie. Les établissements de ce genre ne manquaient pas non plus sur le quai Bérigny, prolongement oriental du quai de la Vicomté. Lequel pouvait abriter Simenon ? Se basant sur un faisceau d’indices vraisemblables, Michel Carly privilégie celui de Léon Ory. Nous considérons pour notre part que c’était là, selon l’expression de Simenon, « un hôtel plus ou moins confortable », donc un de ceux que le romancier avait éliminés, et ous continuons à penser que Simenon a pu loger dans un des autres établissements du Grand-Quai, même s’il ne s’agit pas ici d’un acte de foi.

Fécamp: le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai

Fécamp: le Grand Quai. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

À droite, le Grand-Quai, perpendiculaire aux quais Bérigny et de la Vicomté. Curieusement, un seul de ces trois quais est appelé par son nom dans l’œuvre de Simenon : le quai Bérigny, cité dans Les Anneaux de Bicêtre. Tout aussi curieusement, dans un roman et deux nouvelles, Pietr-le-Letton, L’Énigme de la « Marie-Galante »  et Le Bateau d’Émile, apparaît un quai des Belges qui n’a jamais existé à Fécamp. Le contexte indique clairement que ce quai des Belges ne se trouve pas le long de la digue, comme un boulevard homonyme, mais en pleine zone portuaire. Nous sommes en effet là « en face du bassin », « sur le quai où il y avait des wagons en déchargement, un morutier qui était arrivé la veille du Groenland ». Nous pensons dès lors que le quai des Belges se confond avec le réel quai Bérigny. Si c’est bien le cas, pourquoi donc le romancier a-t-il soudain mentionné le véritable nom de ce quai dans Les Anneaux de Bicêtre ? Tout simplement, croyons-nous, parce que quand il a rédigé ce roman, dix-sept ans après Le Bateau d’Émile et plus de trente ans après les deux autres écrits, Simenon avait sous les yeux un plan de Fécamp, plan d’ailleurs conservé au Fonds Simenon parmi les nombreux documents réunis par l’auteur avant de commencer à écrire Les Anneaux de Bicêtre.

 

Le chenal

 

Fécamp: le chenal

 

Si nous pensons que Simenon logeait plutôt sur le Grand-Quai, c’est notamment parce que la situation de ce quai très animé, face à l’avant-port, faisait en outre de lui un véritable poste d’observation. Ainsi, nous imaginons volontiers le romancier, si attentif aux activités portuaires, assistant depuis sa chambre aux mouvements des navires, observant par exemple leur arrivée parfois ardue et délicate dans le chenal par gros temps :

« Le cotre avait atteint le chenal où il était empoigné soudain par un violent tangage.
Car les vagues déferlaient avec force entre les pilotis des jetées.
C’était au point que parfois le bateau disparaissait complètement pour reparaître un instant plus tard sur une crête et plonger à nouveau. […]
On put croire que le cotre serait écrasé par la lame qui s’avançait vers lui, haute et droite comme un mur ».

Georges Sim, L’Homme à la cigarette

Fécamp: la jetée Sud

Fécamp: la jetée Sud

Fécamp: la jetée Sud

Fécamp: la jetée Sud. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est au pied de la jetée d’aval et de sa « passerelle montée sur pilotis », mais à marée basse, parmi les roches « entre lesquelles l’eau venait bouillonner », que se déroule la scène mouvementée au cours de laquelle Maigret poursuit Hans Johannson dans Pietr-le-Letton.

 

Fécamp: la jetée jour de tempête

Fécamp: la jetée jour de tempête

 

Ici mieux qu’ailleurs, le romancier s’est frotté au milieu de la « grande pêche », a côtoyé les derniers terre-neuvas et autres loups de mer. Ici mieux qu’ailleurs, il a pu capter les odeurs et les couleurs, s’imbiber de la vie du grand port de pêche dont il a perçu intimement le souffle qu’il restituera fidèlement dans plusieurs romans et nouvelles.

 

Le casino

Il est des images fécampoises tout aussi constantes, par exemple, celle du  casino, inséparable de l’extrémité méridionale de la digue : on ne peut manquer de repérer, « contre la falaise, la masse blanche du casino surmontée d’un pavillon français » (L’Énigme de la « Marie-Galante »), « la longue ligne blanche du casino sous la falaise d’aval » (Le Comique «Saint-Antoine»). Même durant la nuit, lors de son premier passage à Fécamp, Maigret aperçoit de loin « l’édifice indistinct du casino vide » et, pour gagner la villa que Berthe Swaan possède « au flanc de la falaise, à cinq minutes du casino », le commissaire « longea la digue déserte, contourna le casino fermé, aux murs encore ornés d’affiches de l’été précédent. Enfin, il gravit un raidillon qui s’amorçait au pied de la falaise. De-ci, de-là, il apercevait la grille d’une villa » (Pietr-le-Letton).

Fécamp: le casino

Fécamp: le casino

Fécamp: le casino

Fécamp: le casino. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

L’hôtel de la Plage

Dans Au Rendez-Vous-des-Terre-Neuvas, remarquable roman fécampois, Maigret mène l’enquête à Fécamp à la demande d’un ami d’enfance, mais, comme c’est l’époque des vacances, il se fait accompagner par son épouse et tous deux descendent à l’hôtel de la Plage, « au bord de la mer ».

Fécamp: hôtel de la Plage

Fécamp: hôtel de la Plage

Fécamp: l'hôtel de la Plage

Fécamp: l’hôtel de la Plage. Photo J. Simenon, aoüt 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Simenon n’ignorait sans doute pas l’existence d’un réel hôtel de la Plage à Fécamp, mais dans son roman, il le déplace face à la mer, sur le boulevard des Belges de l’époque, devenu aujourd’hui boulevard Albert Ier, alors que l’hôtel se situait selon la réalité rue… de la Plage, une rue très proche du front de mer, à vrai dire, et parallèle à lui. « La terrasse de l’hôtel, face à la mer », sert d’ailleurs de cadre à une scène particulièrement dramatique du roman.

 


[1] dans « Cahiers Simenon» , n° 12, Histoires d’eaux, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1999, pp. 75-198
[2] Pierre-Charles Batoche, Georges Simenon Fécampois de cœur ?, « Paris-Normandie », 16 septembre 1989
[3] lettre de Georges Simenon à Léonce Bénnay datée de Lausanne, le 20 février 1978 (Coll. Fonds Simenon de l’Université de Liège)
[4] Sur Léonce Bénnay, qui était contremaître du chantier Argentin quand l’« Ostrogoth » y fut construit, voir « Annales du patrimoine de Fécamp », n° 5, 1998, pp. 50-57, et Claude Menguy, Simenon, capitaine de l’“ Ostrogoth ”, dans « Cahiers Simenon », n° 12, Histoires d’eaux, Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1999

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