Ce week-end, j’ai profité de la projection de «L’Escalier de fer» au festival de la fiction TV de La Rochelle, pour visiter une fois de plus ces lieux sous le signe de Simenon. Toujours avec pour compagnon La France de Simenon en images de Michel Lemoine et Claude Menguy, dont je cite ci-dessous (en noir) des extraits concernant ces lieux.
Afficher Simenon en Poitou – Charentes sur une carte plus grande
Les boucholeurs
En ce printemps de 1938, Simenon, qui n’a décidément plus envie d’habiter à Neuilly et à qui les mondanités inhérentes à ce domicile ne plaisent vraiment plus, s’apprête à acheter une maison, qu’il a déjà choisie, dans les environs de La Rochelle, une de ses régions d’élection. Au début du Coup-de-Vague, le roman qu’il écrit à Beynac, il exprime son amour pour ce « pays où la terre était de plain-pied avec la mer », comme s’exclamera le héros du Train, un pays où les boucholeurs cultivent la mer comme la terre.
« La tranche glauque s’agrandissait dans le ciel et la mer s’en allait doucement vers le large, découvrant toujours plus de vase, de sable roux et de rocher.
Des charrettes se rapprochaient, des voix. […]
On débouchait comme dans des champs, sauf que c’étaient des champs d’huîtres d’une part, des champs de moules de l’autre, et que tout à l’heure on ne verrait plus, là où maintenant s’arrêtaient les charrettes, que l’océan uni ».
Le Coup-de-Vague
Les laboureurs de la mer
Face à l’évocation suivante, rien ne nous empêche de penser à la Marine de Rimbaud :
« Chacun, sans s’occuper du voisin, labourait son lopin de mer, récoltait de pleins paniers de moules qu’on emportait jusqu’aux tombereaux, dont les chevaux s’enlisaient. Les petits garçons et les petites filles couraient sur les bouts de rochers et aidaient les femmes à ramasser les huîtres.
La mer suivait sa route, s’en allait tout là-bas, calmement, puis revenait sans hâte, frangée d’un ourlet blanc qui chantait comme un ruisseau ».
Le Coup-de-Vague
Les champs du Coup-de-Vague
Tel est le paysage que Simenon va retrouver et dans lequel il insère l’action de son roman ; il le connaît bien pour y avoir vécu quelques années plus tôt quand il occupait le manoir de La Richardière :
« Il est vrai qu’on n’était pas dans le monde ordinaire ; on n’était ni sur terre, ni sur mer, et l’univers, très vaste, mais comme vide, ressemblait à une immense écaille d’huître, avec les mêmes tons irisés, les verts, les roses, les bleus qui se fondaient comme une nacre ».
Le Coup-de-Vague
On aperçoit Marsilly dans le fond et, à droite sur la ligne d’horizon, le bois de La Richardière. La ferme du Coup-de-Vague n’est pas visible sur cette vue, car elle se trouve un peu plus à gauche. Un des paysages que Simenon a le plus aimés : « Nieul… Le bois de la Richardière qu’on voyait à gauche, en contrebas, près de la mer pétillante de soleil… Marsilly et sa tour carrée, ses maisons blanches, ses fermes en chapelet jusqu’au Coup-de-Vague… ».
Coup-de-Vague ou Queue-de-Vache ?
L’expression « Le Coup-de-Vague » n’est pas une invention du romancier : elle désigne un lieu-dit de la commune de Marsilly et, par extension, la ferme établie en ce lieu.
« Le Coup-de-Vague était à peine plus réel : une maison rose, mais d’un rose trop rose, avec un filet de fumée prolongeant la cheminée juste au-dessus des galets de la côte, là où les charrettes, tout à l’heure, reprendraient le contact avec la terre ferme ».
Le Coup-de-Vague
Or, l’histoire narrée dans le roman possède plus d’un trait commun avec celle qui forme la trame d’une nouvelle intitulée Les Demoiselles de Queue-de-Vache : typologie semblable des protagonistes aux prénoms identiques (Jean, Hortense, Émilie), même milieu de boucholeurs et, pour le point de vue qui nous occupe, cadre spatial identique :
« Le ciel, la terre, la mer n’existaient plus. Tout était tellement clair, avec des teintes si pâles et si lumineuses à la fois, qu’on avait l’impression d’être enfermé dans une immense coquille d’huître : du bleu pâle, du vert pâle, de l’or et de l’argent ou plutôt un mélange irisé de ces tons. […]
La ferme des Boudru, la ferme d’Hortense et d’Émilie, était la dernière du pays ; isolée des autres, au bord de la mer, plantée devant les eaux, depuis des siècles, comme un bastion, et peut-être parce qu’elle était à la fin de tout, au bout du monde, elle s’était toujours appelée la Queue-de-Vache ».
Les Demoiselles de Queue-de-Vache
À première vue, on pourrait donc croire à un clin d’œil de Simenon, qui aurait malicieusement transformé le toponyme réel Le Coup-de-Vague en un humoristique Queue-de-Vache. Il n’en est rien puisque les savantes recherches de Françoise Lafon relèvent ces anciennes graphies du lieu : Cæ Vachæ en 1294, Queue de Vache en 1352, Cæ Vacæ en 1463, sans compter Côte Vague sur une carte d’état-major[1]. Le même auteur nous apprend qu’en 1435, Charles VII autorisa la création d’un port en cet endroit et qu’il existait jadis à l’emplacement de la ferme un château fortifié dont il ne subsiste aujourd’hui aucune trace, un seigneur du lieu nommé Chaperon ayant même défrayé la chronique par ses actes de piraterie.
Réalisé en 1946, ce dessin à la plume signé I. Baille représente fidèlement la ferme du Coup-de-Vague telle que l’a connue Simenon, sans les nombreuses adjonctions qui transforment aujourd’hui son aspect de jadis. Nous avons eu la chance de rencontrer en juin 2000 M. Maurice Guibert, ancien propriétaire de l’exploitation et petit-fils d’Étienne Guibert, qui avait acquis le domaine du Coup-de-Vague en 1880 avant de restaurer et agrandir la ferme. Il nous a révélé que Le Coup-de-Vague et Les Demoiselles de Queue-de-Vache ont été inspirés par une histoire vécue dans sa famille, les deux sœurs du roman et de la nouvelle correspondant selon la réalité à ses tantes Juliette et Céline Guibert. Il a bien voulu évoquer aussi pour nous un souvenir de 1932, alors qu’il avait douze ans : la visite faite à son père, Étienne-Dieudonné Guibert, par un « citadin » qui n’était autre que… Georges Simenon. Le romancier était à la recherche dans le secteur d’une demeure spacieuse avec beaucoup de terrain et il avait proposé à Étienne-Dieudonné de lui acheter sa ferme, mais ce dernier n’avait nullement l’intention de la vendre. Peu après, nous le savons déjà, Simenon trouva à louer La Richardière, gentilhommière située à quelques centaines de mètres du Coup-de-Vague et qui correspondait à ses souhaits, mais dont il ne put jamais non plus devenir le propriétaire.
La « maison de grand-mère » de Nieul-sur-Mer
En avril 1938, Simenon acquiert une maison dans les environs de La Rochelle, à Nieul-sur-Mer, rue de l’Océan, n° 31 (la petite porte noire dans le mur à droite de la photo ci-dessous). Il y vivra de septembre 1938 à l’été 1940.
« Il y a deux maisons dont je conserve une certaine nostalgie.
Dans l’ordre chronologique, c’est d’abord mon ex-maison de Nieul-sur-Mer, une abbaye du XVIIe siècle que j’ai aménagée avec amour, frappant chaque décimètre de mur avec un marteau, découvrant ainsi des fenêtres qui avaient été murées à l’époque où l’on payait l’impôt sur le nombre de portes et fenêtres, les pianos et les chiens, découvrant aussi dans ce qui est devenu mon bureau des niches qui avaient abrité des statues de saints.
Une immense pièce, au premier étage, avec une cheminée monumentale de style très pur. Un jardin largement suffisant entouré de murs servant d’appui à des espaliers et enfin, tout au fond, ce que nous appelions le Congo, une véritable brousse, plantée de bambous, à laquelle on accédait par un pont de bois enjambant un ruisseau. […]
Je disais volontiers à mes amis :
— C’est une maison de grand-mère, une maison où j’aurais aimé, dans mon enfance, aller passer des vacances avec une grand-mère.
Je l’ai habitée moins de deux ans, car la dernière guerre a éclaté alors que Marc faisait ses premiers pas et un officier allemand s’y est installé à notre place ».
Jour et nuit
Une abbaye, vraiment ? Il est permis d’en douter. D’autres textes de Simenon assurent qu’il s’agissait plutôt d’un prieuré… N’aurait-il pas confondu avec la Cour-Dieu ? Quoiqu’il en soit, l’écrivain était très attaché à sa « maison de grand-mère » : « Cette maison-là », écrit-il, « a marqué un tournant dans ma vie ».
« Voilà deux ans que je n’ai pas mis les pieds à Paris, que nous vivons une vie assez semblable en somme à celle d’un petit curé de village, dans une maison qui ressemble à une maison de curé, sans voir personne et sans, pour ainsi dire, de nouvelles du dehors »[2].
Le ruisseau qui coule au fond de la propriété s’appelle le Gô, ce qui explique l’appellation « Congo ».
À partir de 1958, Régine occupera sans Simenon la maison de Nieul et quelques années plus tard, elle y accueillera ses petits-enfants. Ce logis deviendra donc bien, au sens propre, « une maison de grand-mère ». Régine ornera l’ancien bureau de son ex-mari d’une de ses toiles bien connue des amateurs de Simenon : celle qu’elle a peinte en 1927 à l’île d’Aix. En cette pièce ont été rédigés plusieurs romans : Les Inconnus dans la maison, Le Bourgmestre de Furnes, L’Outlaw, Bergelon, Il pleut, bergère…, Les Caves du Majestic, La Maison du juge et La Veuve Couderc.
Les travaux et les jours à Nieul
Nieul est présent dans plusieurs romans où figurent des éléments caractéristiques de la vie du village, dont le four à chaux et la forge.
« — Vous voulez du travail ?
— Est-ce qu’il y en aurait par ici ?
— Vous pourriez toujours faire un tour du côté du four à chaux. J’ai entendu dire que deux manœuvres sont partis avant-hier ».
Le Haut Mal
« Il y avait quinze jours que Noirhomme ne payait plus et sur ces deux semaines il n’avait pas fait trois journées de travail au four à chaux ».
Le Haut Mal
« Près d’une heure durant, il [Hubert Cardinaud] attend un autobus au coin du quai Vallin [sic]. Il en descend à Nieul. Le conducteur le renseigne gentiment.
— Vous passez devant le four à chaux et vous filez tout droit… »
Le Fils Cardinaud
« Le forgeron, qui avait troqué son costume noir du matin contre ses vêtements de travail et son tablier de cuir, ferrait un cheval, sur la place ».
Le Haut Mal
« Quelques minutes plus tard, Gilles arrêtait l’auto sur la place du village. La forge était ouverte et le feu rougeoyait dans l’ombre. Un cheval, attaché à un anneau, attendait d’être ferré ».
Le Voyageur de la Toussaint
Le forgeron de Nieul-sur-Mer se nommait Louis Renou. Après avoir lu les Mémoires intimes, il écrivit à Simenon, le 20 octobre 1982, une lettre où il rappelait divers travaux qu’il avait effectués pour lui plus de quarante ans auparavant. Le romancier retraité lui répondit notamment ce qui suit : « Quel plaisir cela a été de recevoir votre lettre. Depuis mon départ de Nieul, je n’avais en effet plus de nouvelles de vous. Quelle joie cela a été d’aller vous retrouver dans votre forge, d’y faire ferrer mes chevaux, d’y dessiner avec vous la cage d’abord [la cage à loups de La Richardière], ensuite les portails de Nieul. Vous aviez un sens artistique que j’apprécie très hautement et aussi un caractère qui me plaisait »[3]. Voilà qui fait écho au paragraphe des Mémoires intimes consacré aux travaux réalisés par Louis Renou pour la maison de Nieul : « Le forgeron du village, jeune et plein d’idées, avait martelé patiemment deux belles grilles que nous avions dessinées ensemble et qui séparaient les deux jardins. Sur sa lancée, il avait installé, couvrant la grande allée, des arceaux sur lesquels des vignes de diverses espèces n’allaient pas tarder à grimper »[4].
Tout comme quand il demeurait à La Richardière, Simenon sillonne les environs, de sorte que certains coins peu connus des alentours se retrouveront cités dans l’œuvre, à laquelle ils serviront parfois aussi de cadre spatial.
« — Lieutenant !… Vous voulez entrer un moment ?… Vous connaissez le Pont-du-Brault, je suppose ?… À quoi cela ressemble-t-il ?…
— C’est par là-bas dans le fond, en plein marais… Un canal va du fond de la baie à Marans, à dix kilomètres dans l’intérieur des terres… C’est à peine s’il y a une cabane tous les trois kilomètres… »
La Maison du juge
Un canal, une des écluses du Brault : un site « très Simenon ». Le bâtiment n’est pas une « cabane », terme qui, dans le Marais desséché, désigne une grosse ferme, mais la maison de l’éclusier desservant les écluses des canaux de la Brune et de la Banche, celui-ci au premier plan. Le troisième canal de l’endroit est le canal Maritime, qui relie Marans à la mer. Quant au pont actuel, il n’est plus celui qu’a connu le romancier puisqu’il date de 1977 et a été construit en aval de l’ancien.
Le pont enjambant le canal Maritime a, pour sa part, inspiré à François Bon, originaire de la région, le début de l’article d’où est extraite la seconde épigraphe de notre ouvrage.
« L’écluse du pont du Brault, entre Luçon et La Rochelle, dans mon marais de Vendée, cela signifiait qu’on allait à la ville. Une ferme au bord de l’eau, resserrée sur elle-même dans l’étendue plate, et puis les armatures grises en quart de cercle à crémaillère du pont à bascule, sous son énorme contrepoids, et la voiture pour enjamber la rivière faisait secouer sous ses roues une suite d’épaisses planches bitumées, dans un bruit terrible. Et voilà qu’à la maison tombe un livre où je reconnais les noms, la rivière, la ferme, et je reconnais le pays, son silence et son ciel : pour moi, ce jour-là, un monde basculait comme lorsque le vieux pont se redressait à la verticale sur le canal de Marans. Il n’y avait pas d’un côté le monde imaginaire des livres et de l’autre le monde réel, mais on pouvait très bien retrouver celui-ci dans celui-là, et jamais auparavant, dans mes Jules Verne ou mon Grand Meaulnes, je ne l’avais imaginé ».
François Bon, « Hypnotisé par Maigret » [5]
Quand il habitait à Nieul, Simenon fréquentait l’auberge du Brault, située à une quinzaine de kilomètres de chez lui, sur la commune de Charron. Il s’y fournissait aussi en anguilles, comme en témoigne l’extrait suivant d’une lettre écrite à Gide le 7 janvier 1939 : « Il a fallu qu’avant de vous répondre j’écrive mon chapitre de roman, que je travaille à mon jardin, que j’aille acheter mes anguilles au Pont-de-Brault [sic] »[6]. L’auberge est aussi mentionnée dans La Maison du juge : « — Il [Marcel Airaud] est parti d’ici avec son bateau et l’a laissé amarré près de l’auberge du Brault… ». C’est toutefois dans une nouvelle qu’elle acquiert le statut de cadre spatial principal du récit, moyennant un léger changement d’appellation (Grau et même Gau selon la prépublication de la nouvelle dans Sept Jours les 20 et 27 avril 1941) ainsi qu’une localisation dans la Vendée toute proche :
« Maigret lui-même […] avait parfois de la peine à se convaincre que tout cela était réel. Jusqu’au lieu où il se trouvait ! Avait-on idée de passer trois jours dans une auberge perdue à des kilomètres de tout village, en plein marais vendéen ?
Cela s’appelait le Pont-du-Grau, et il y avait un pont, en effet, un long pont de bois sur une sorte de canal vaseux que la mer gonflait deux fois par jour. Mais on ne voyait pas la mer. On ne voyait que des prés-marais coupés d’une multitude de rigoles, et très loin, sur la ligne d’horizon, des toits plats, des fermes qu’on appelait ici des cabanes.
Pourquoi cette auberge sur le bord du chemin ? Pour les chasseurs de canards et de vanneaux ? Il y avait une pompe à essence peinte en rouge, tandis que sur le pignon figurait une grande réclame en bleu pour une marque de chocolat ».
Vente à la bougie
Sur l’illustration de gauche, l’inscription sur l’enseigne rustique fixée au-dessus de l’entrée du restaurant en témoigne : nous sommes bien à l’auberge du Brault, mais l’enseigne moderne n’a pas tort pour autant puisque l’auberge était également dite des Écluses. À l’époque qui nous intéresse, dans les années 1930, l’endroit était pourvu d’un distributeur d’essence placé devant l’établissement, où des cars faisaient halte. L’auberge était alors exploitée par Mme Hugon, ancienne tenancière de bar au port de La Pallice, et par son fils Georges qui était aussi peintre et sculpteur. Celui-ci avait peint trois sirènes sur les murs, à l’intérieur de l’auberge qui, de ce fait, était aussi connue sous le nom des Trois Sirènes ou plus communément sous celui des Sirènes. C’est ce que nous apprend M. Jean Guillement, de Charron, membre de la Société d’Archéologie et d’Histoire de l’Aunis, auquel nous sommes aussi redevables des renseignements concernant le pont du Brault (sur la photo de droite ci-dessus, on discerne encore l’insciption peinte en bleu: Les 3 Sirènes) . Né en 1902, Georges Hugon était pratiquement du même âge que Simenon avec lequel il entretint d’amicales relations. Nous le retrouverons au chapitre suivant dans la séquence « Le château de Terre-Neuve ». En marque d’estime, le romancier a attribué son nom à des personnages d’Oncle Charles s’est enfermé, roman achevé à Nieul en octobre 1939. Beaucoup plus tard, en 1971, nous rencontrerons encore un Émile Hugon dans Maigret et l’homme tout seul. En fréquentant l’auberge, le romancier aurait-il obéi à des motivations autres que gastronomiques ? C’est possible si l’on ajoute foi à ce que relate en 1991 le correspondant d’une revue rochelaise : « Des souvenirs sulfureux planent sur cette bâtisse puisque, sous l’enseigne des “ Trois sirènes ”, elle fut très accueillante pour les messieurs en mal de tendresse »[7].
Des Ostendais à Charron
Le Train n’est pas le seul roman où est évoqué l’afflux des réfugiés à La Rochelle au début de la Deuxième Guerre mondiale. Des Ostendais qui ont fui leur ville en bateau inspireront à Simenon Le Clan des Ostendais. Dans ce roman rédigé en 1946, des dizaines d’Ostendais sont hébergés à Charron, village situé à dix-neuf kilomètres au nord de La Rochelle.
« […] un village tout blanc, au bord de la baie, parmi les prairies plates d’où seul le clocher carré émergeait des maisons basses […].
[…] des maisons passées à la chaux, et ces maisons, à de rares exceptions près, n’avaient pas d’étage ».
Le Clan des Ostendais
Jean Guillement, dont l’aquarelle ci-dessus date de 1950, nous informe qu’à l’époque, une seule famille ostendaise a été hébergée dans le village, celle des Vanden Berghe qui occupait la deuxième maison à droite. Cette famille a certes inspiré Simenon, mais le romancier a aussi utilisé d’autres sources, et notamment l’arrivée à La Rochelle le 28 mai, par voie maritime également, d’environ cent cinquante réfugiés ayant quitté Ostende à bord de plusieurs bateaux commandés par M. F. Wansele.
Où se cache Saint-André-sur-Mer ?
Nous venons de le constater avec le Pont-du-Grau, Simenon déforme parfois des noms de lieux réels. Il lui arrive aussi d’en inventer de toutes pièces. Ainsi de Saint-André-sur-Mer, village charentais qui sert de cadre à la plus grande partie de Maigret à l’école. Le roman situe cette localité « à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de La Rochelle, pas loin de la pointe de l’Aiguillon ». Or, si nous suivions cette indication à la lettre, la réalité nous conduirait au large, en plein pertuis Breton ! En fait, le village ressemble fort à Marsilly, comme l’observe Paul Mercier : « Le premier venu reconnaît Marsilly dès les premières pages »[8]. Sans doute. Cependant, Marsilly ne se trouve qu’à huit kilomètres au nord de La Rochelle, tandis que la « quinzaine de kilomètres » mentionnée dans le roman nous entraînerait plutôt, au-delà de Marsilly, du côté d’Esnandes et de Charron. Or, nous avons le sentiment que la scène du roman au cours de laquelle Maigret sort du village et atteint la mer en suivant le jeune Jean-Paul Gastin correspondrait bien avec le trajet qui mène d’Esnandes à la proche pointe Saint-Clément.
« On ne voyait plus de fermes, plus de maisons, seulement des champs et des prés où paissaient quelques vaches. Un mamelon cachait encore la mer. La route montait légèrement. […]
Le cimetière avait disparu derrière eux, et le village. Arrivé au sommet du mamelon, le fils Gastin se mit à redescendre la pente et Maigret n’aperçut plus que son torse, puis sa tête. Un instant, il ne vit plus rien, jusqu’à ce qu’il atteignît le sommet de la côte à son tour et alors, enfin, il découvrit l’étendue miroitante de la mer, avec une île, lui sembla-t-il, dans le lointain, ou bien la Pointe de l’Aiguillon, et quelques barques de pêche aux voiles brunes qui paraissaient suspendues dans l’espace ».
Maigret à l’école
Les gens du pays nomment le Gros Coin cet endroit qui constitue le port d’Esnandes. S’y amorce depuis 1935 une longue chaussée qui permet d’atteindre les bouchots, à trois kilomètres du rivage. D’autres éléments de Saint-André-sur-Mer font penser à une transposition d’Esnandes : « la masse sombre de l’église » pourrait évoquer l’imposante église fortifiée de ce village et l’auberge de Saint-André s’appelle le Bon-Coin… Sans doute est-ce le moment de rappeler qu’il arrive parfois à Simenon de procéder par amalgame dans son travail de création.
Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, on se perd aussi en conjectures touchant la raison qui a motivé chez l’écrivain l’invention du toponyme Saint-André-sur-Mer dans cette région où il ne s’est jamais gêné pour désigner par leur véritable nom, dans d’autres fictions, les villages de Marsilly, Esnandes ou Charron… Autre question : pourquoi, parmi tous les toponymes possibles à inventer, avoir choisi celui de Saint-André-sur-Mer ? Sur ce point aussi, nous pouvons émettre une hypothèse. En 1943, replié à cause de la guerre dans le bourg vendéen de Saint-Mesmin, Simenon souhaite acquérir une propriété sur la côte belge pour y faire construire une « villa d’hiver » et il fait part de son envie à Ivan Renchon, son beau-frère architecte avec lequel il est en relations épistolaires (lettre du 23 avril 1943 ; collection privée). Ivan consulte alors un agent immobilier gantois nommé Bouquillon qui lui envoie le 15 juillet des propositions de terrains à vendre situés à… Saint-André-sur-Mer ! Un Saint-André-sur-Mer belge qui désigne encore de nos jours — sous le nom à moitié néerlandisé de Sint-André — un quartier d’Oostduinkerke, au bord de la mer du Nord. Serait-il possible que Simenon se soit souvenu de ce nom dix ans plus tard, alors qu’il était installé à Lakeville, dans le lointain Connecticut, pour désigner l’endroit où il envoie Maigret « à l’école » ? Pourquoi pas ?
Le casino de Royan
Soyons sûrs que Simenon, quand il était domicilié dans les environs de La Rochelle, a sillonné toute la région. Ainsi se souvient-il dans ses Mémoires intimes qu’« avant la guerre », il se rendait parfois à Royan : « J’ai connu cette petite ville, à l’embouchure de la Garonne, lorsqu’elle était surtout composée de jolies villas […]. On y voyait partout de la verdure, et des voiles blanches glissaient sur une mer calme, devant la plage aux parasols bariolés ». L’œuvre romanesque conserve des traces de la ville :
« L’été continuait, radieux et chaud. Ce dimanche-là était plus radieux encore qu’un jour de semaine, avec une menace d’orage au fond de l’air, et le Petit Docteur avait poussé sa cinq chevaux pétaradante et brinquebalante jusqu’à Royan. […]
La plage, à quatre heures de l’après-midi, était couverte de corps bronzés, de shorts, de maillots et de peignoirs multicolores. Dans le kiosque, au milieu des jardins du casino, des musiciens jouaient des airs d’opérette et des familles buvaient des orangeades autour des petites tables d’osier.
Machinalement, en cherchant l’ombre, Jean Dollent, que tout le monde appelait le Petit Docteur, était entré dans la salle de boule où une trentaine de personnes s’agitaient près du tapis vert.
— Messieurs, faites vos jeux… Rien ne va plus !… Le sept !… »
La Demoiselle en bleu pâle
« Royan, son immense casino blanc, ses villas et la blondeur du sable parsemé de maillots et de parasols multicolores ».
La Vérité sur Bébé Donge
Une trentaine d’années plus tard, alors qu’il vit en Suisse, Simenon souhaite voir la « ville nouvelle » de Royan, reconstruite après les bombardements de 1945. Il s’y rend en famille durant l’été 1966, mais il souffre de névrite, ce qui l’oblige à écourter ses vacances, et son état maladif lui fait voir tout en noir :
« C’est une ville de rêve que je compte retrouver pour mes enfants. […]
Je suis déçu. La fameuse “ ville nouvelle ”, que ses concurrents craignaient, a perdu sa verdure d’antan. Des rues rectilignes, des immeubles de béton ont remplacé les villas. […]
Le Remblai est une vraie foire foraine où s’alignent des boutiques à hot dogs et à hamburgers dont l’odeur se mêle à celle, non moins grasse, des crêperies, car les crêpes, fort peu bretonnes, sont à la mode. De tous les petits bistrots s’échappent les sons assourdissants des boîtes à musique. […]
Deux ou trois fois, je pénètre au casino où on ne joue qu’à la boule. J’y joue machinalement. Il m’est indifférent de gagner ou de perdre ».
Mémoires intimes
[1] Petite Histoire de Marsilly, Publication de la Société d’archéologie de l’Aunis, La Rochelle, n° 21, 1989, p. 17.
[2] Lettre de Georges Simenon à Lucien Descaves datée de Nieul-sur-Mer, le 27 février 1940 (collection privée).
[3] Lettre de Georges Simenon à Louis Renou datée du 5 novembre 1982 ; Fonds Simenon de l’Université de Liège
[4] op. cit., p. 40
[5] « La Vie », n° 2998, 13 février 2003
[6] Georges Simenon-André Gide, …sans trop de pudeur. Correspondance 1938-1950
[7] Indices pour une enquête, « La France Charente-Maritime », 4 juillet 1991.
[8] Les Chemins charentais de Simenon, op. cit., p. 107.